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LE MONDE UN, ceci n'est pas un exercice
10 juillet 2019

1. Temps incertains

 

 

 

 

L'humeur du temps

 

«On ne croit à l'éventualité de la catastrophe qu'une fois celle-ci advenue, telle est la donnée de base. On ne réagit qu'à son actualité – donc trop tard.(...) Lorsque le principe de précaution énonce que l'incertitude scientifique ne doit pas retarder la mise en œuvre d'une politique de prévention, il se trompe complètement sur la nature de l'obstacle.(...) La catastrophe n'est pas crédible, tel est l'obstacle majeur.(...) L'heuristique de la peur, ce n'est pas de se laisser emporter par un flot de sentiments en abdiquant la raison ; c'est faire d'une peur simulée, imaginée, le révélateur de ce qui a pour nous valeur incomparable.(...) J'ai plaidé avec Jonas qu'on ne pouvait faire l'économie de la métaphysique. Comme cette dernière, la théologie est, ou peut être, une discipline rationnelle.(...) Posant comme Illich "la question de savoir si, sans le rétablissement de la catégorie du sacré qui a été détruite de fond en comble par l'Aufklärung scientifique, nous pouvons avoir une éthique capable d'entraver les pouvoirs extrêmes que nous possédons aujourd'hui", il conclut sans ambiguïté : "Une Religion absente ne saurait décharger l'éthique de sa tâche".» Pour un catastrophisme éclairé, Jean-pierre Dupuy

 

L'Homo mysticus du XXIème siècle «commence à se faire une place au moment où nous nous trouvons dans un vide inquiétant de modèles disponibles, après avoir connu ceux du chevalier au Moyen Age, de l’honnête homme et du gentleman aux siècles postérieurs. En Orient, c’étaient le sage ou le samouraï.» De nos jours, le courant du «développement personnel entretient ainsi l’espoir, probablement chimérique, que l’on pourrait se conduire à la fois comme un battant et un sage, un homme d’affaires et un yogi, un capitaine d’industrie et un maître spirituel.» Alors prend forme un "matérialisme mystique", «un mysticisme sans mystère et sans foi, un mysticisme de l'immanence.(...) Ce que les mystiques expérimentent, c’est la présence de l’absolu. Or, si l’absolu est là, on n’a pas besoin de l’Église, ni même de religion. Inversement, ne pas croire en Dieu, cela n’impose pas de renoncer à toute vie spirituelle, ni même à toute expérience mystique.(...) À quoi bon croire, quand on peut connaître ? Espérer, quand on peut aimer ? Prier, quand on peut contempler ? C’est la différence entre le sage et le saint. Qu’est-ce que la sagesse, sinon une spiritualité laïque ?» Le XXIème siècle sera mystique, Jean Vernette

 

«La formule sociologique du naturalisme est la plus simple à définir, la plus intuitive aussi, car elle correspond au sentiment d'évidence absolue que la doxa moderne a instillé en nous. C'est celle que l'on apprend à l'école, que les médias transmettent, que la pensée savante élabore et commente : les humains sont distribués au sein de collectifs différenciés par leur langue et leurs mœurs – les cultures –, excluant ce qui existe indépendamment d'eux – la nature.» De son côté la pensée analogique «est un rêve herméneutique de complétude qui procède d'un constat d'insatisfaction: prenant acte de la segmentation générale des composantes du monde sur une échelle de petits écarts, il nourrit l'espoir de tisser ces éléments faiblement hétérogènes en une trame d'affinités et d'attractions signifiantes ayant toutes les apparences de la continuité.(...) Des chaînes de causalité transitive aussi longues et luxuriantes ne se rencontrent guère dans les ontologies animiques ou totémiques, et elles ne subsistent plus dans le naturalisme contemporain qu'à l'état de fragments, survivances nostalgiques d'une époque enchantée où puisent amateurs d'horoscopes, adeptes de médecines douces et fidèles des sectes New Age.» Par-delà nature et culture, Philippe Descola

 

«L’homme est devenu pour ainsi dire une sorte de “dieu prothétique”, dieu certes admirable s’il revêt tous ses organes auxiliaires, mais ceux-ci n’ont pas poussé avec lui et lui donnent souvent bien du mal.» C'est ainsi qu’il «devient névrosé parce qu'il ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société au nom de son idéal culturel.(...) La civilisation néglige tout cela, elle se borne à décréter que plus l’obéissance est difficile, plus elle a de mérite.(...) L’éthique dite naturelle n’a rien ici à offrir que la satisfaction narcissique de pouvoir nous estimer meilleurs que les autres.» De son côté, «en fixant de force ses adeptes à un infantilisme psychique et en leur faisant partager un délire collectif, la religion réussit à épargner à quantité d'êtres humains une névrose individuelle, mais c'est à peu près tout.(...) Quand le croyant se voit en définitive contraint d'invoquer les "voies insondables de Dieu", il avoue implicitement que, dans sa souffrance, il ne lui reste, en guise de dernières et uniques consolation et joie, qu'à se soumettre sans conditions. Et s'il est prêt à le faire, il aurait pu sans doute s'épargner ce détour.» Malaise dans la civilisation, Sigmund Freud

 

«La raison d'être de la politique est la liberté, et son champ d'expérience est l'action. Cette liberté (…) est l'opposé même de la "liberté intérieure".(...) L'espace intérieur où le moi est à l'abri du monde ne doit pas être confondu avec le cœur ou l'esprit, qui existent et fonctionnent tous deux seulement en interrelation avec le monde.(...) Ce sens commun – que le Français nomme suggestivement le bon sens – nous révèle la nature du monde dans la mesure où il est un monde commun.(...) Juger est une importante activité – sinon la plus importante, en laquelle ce partager-le-monde-avec-autrui se produit.(...) L'idée selon laquelle je peux choisir de faire tout ce que je désire et qu'il en sortira toujours une espèce de "sens",(...) cela démontre le plus clairement possible que dans ces conditions il n'y a ni nécessité ni sens.(...) Le courage libère les hommes de leur souci concernant la vie, au bénéfice de la liberté du monde.(…) Telle était la raison de l'anathème jeté par la pensée grecque sur toute la sphère de la vie privée, dont l'"idiotie" consistait en cela qu'elle se préoccupait seulement de survie.» La crise de la culture, Hannah Arendt

 

"Si je ne suis pas sincère, je rate ma vie", "être sincère envers moi-même signifie être fidèle à ma propre originalité", "nous avons besoin des autres pour nous accomplir mais pas pour nous définir", voilà sur quelles maximes se fonde "l'idéal moderne de l'authenticité." Or, «le problème à propos de l'identité personnelle originale et qui émane de l'intérieur, c'est qu'elle ne dispose pas de reconnaissance a priori. Elle doit se la mériter à travers l'échange.(...) Nos sentiments, d'une certaine façon, ne sont jamais un principe suffisant pour faire respecter notre position.» De plus, «en abolissant tout horizon de signification, l'anthropo-centrisme nous menace d'une perte de sens et donc d'une banalisation de notre destin.» En somme, «si être authentique, c'est être sincère avec soi-même, recouvrer son propre "sentiment de l'existence", nous ne pouvons alors y parvenir pleinement qu'en reconnaissant que ce sentiment nous relie à un tout plus vaste», c'est-à-dire «une réalité supérieure qui possède une signification indépendante de nous ou de nos désirs.» Car, «ce n'est pas moi qui détermine quelles questions comptent.» Le malaise de la modernité, Charles Taylor

 

Le monde moderne est toujours plus sous une «emprise symbolique du "génie électronique", qui s'impose et s'étend par la force de ses innombrables "miracles quotidiens", se révélant dorénavant comme une sorte d'entité religieuse diffuse et impersonnelle,» suscitant «une foi ambiante en un "réenchantement possible du monde".» De sorte qu’un «mouvement de "délégation" non délibéré (...) s'est peu à peu constitué, à l'attention de "systèmes intuitifs" ou d'une sorte d'humanité parallèle chargée d’œuvrer à la "bonne conduite" du monde.» Au final, «c'est le sujet moderne qui peu à peu se dissout, celui issu de la tradition humaniste instituant l'individu comme un être singulier et libre, pleinement conscient et responsable de ses actes. C'est le pouvoir du politique fondé sur la délibération et l'engagement de la décision qui s'effrite, pour progressivement concéder à des résultats statistiques et à des projections algorithmiques le soin d'instruire et de décider de choix publiques.» L'humanité augmentée, Éric Sadin

 

«L’homme de l’humanisme classique est un homme “dirigé de l’intérieur”. De cette conception découlent des schémas comme celui de la “profondeur des sentiments” ou de la “richesse de la vie intérieure”.(...) L'homme moderne est d'abord un "être communicant". Son intérieur est tout entier à l'extérieur.» Ce qui nous met en présence d’un monde « où les êtres n'existent pas par eux-mêmes mais uniquement dans leurs rapports mutuels.» Il s’ensuit que «la recherche des valeurs se tourne vers l'extérieur.(...) Il n’y a pas de vérité mais uniquement des points de vue.» Dès lors deux sentiments s’opposent: «Pour les uns, une nouvelle révolution est en train de réaliser sous nos yeux l’idéal de l’émancipation de l’homme, pour les autres, ce monde est désormais (…) un monde de “socialité vide”…». L’utopie de la communication, Philippe Breton

 

«Les cultures élevées et les sociétés modernes apparaissent comme de gigantesques convertisseurs des narcissismes.(…) Tous ces collectifs exigent de leurs membres un prix pour leur appartenance, mais, tant qu’ils obtiennent leur succès de groupe, ils [les membres] se dédommagent par des accès privilégiés aux convictions et aux moyens de pouvoir permettant de vivre, avec une évidence suffisante, l’avantage d’être soi-même.(...) Comment dire à l’âme qui croit à elle-même et à son salut que, selon les découvertes les plus récentes, il n’y a pas d’âme ? Du côté de l’agresseur, ce problème de communication reste bien supportable, jusqu’à nouvel ordre, parce que le narcissisme de l’instructeur trouve largement son compte dans la transmission des messages déconstructifs.» En revanche, «celui qui ne peut se présenter en personne comme inventeur ou intermédiaire d’une vexation a toutes les chances d’atterrir au large pied de la pyramide, où se tiennent les consommateurs finaux des informations qui détruisent le narcissisme, abandonnés tout seuls au désavantage d’être eux-mêmes. La perception de ce désavantage s’exprime de manière typique dans la dépression.» La vexation par les machines, Peter Sloterdijk

 

 

Une place dans l'univers

 

«Le Corps social “absorbedes quantités d’hommes et de femmes qui sont appelés à jouer un rôle opératoire (énergétique), tandis qu’un certain nombre d’autres, n’ayant que peu ou pas du tout de potentiel énergétique, apparaissent comme résiduels et sont, comme tous les résidus, voués à l’élimination.» On observe alors un «déploiement de stratégies automatiques de régulation que le Système mettrait en place, d’une manière quasi universelle, pour assurer son homéostasie.» Aboutissant à «trois conséquences favorables pour la vie du groupe: assigner une place et une forme au désordre; assurer la cohérence sociale et le maintien des stables dans la stabilité; exonérer les éventuels sentiments de faute et de culpabilité», qui est «la première raison d’être des boucs émissaires.» Le terme d’abdiction indiquerait «un ensemble d’attitudes et de conduites, caractérisées par la dépréciation de soi, le renoncement à soi, l’incapacité à être ce que l’on pourrait être.» Ces mécanismes «font des hommes et des femmes en état d’abdiction les “collaborateurs”, le plus souvent involontaires et inconscients, des processus régulateurs de la vie communautaire.» La malchance sociale, Pierre Mannoni

 

«La compagnie des snobs a le pouvoir d’exaspérer et d’attrister parce que nous sentons que bien peu de ce que nous sommes en profondeur (c’est-à-dire, de ce que nous sommes en dehors de notre statut social) sera capable d’influer sur leur attitude envers nous.(...) Peut-être ce caractère conditionnel de leur estime ou affection nous peine-t-il parce que l’amour adulte garde pour modèle l’amour inconditionnel d’un parent pour un enfant.(…) Ce n’est que plus tard, quand on grandit, que l’affection commence à dépendre de ce qu’on s’avère capable d’accomplir: être poli, réussir à l’école et, une fois adulte, acquérir distinction et prestige.(...) Avec l’émergence d’une méritocratie économique, les pauvres cessèrent, dans certains milieux, d’être considérés comme des “malheureux” suscitant la mauvaise conscience et la charité des riches, pour être considérés comme des “ratés”.(...) Les réussites ne sont pas attribuées, comme dans le passé, à la chance, à la providence ou à Dieuce qui reflète la tendance des sociétés laïques modernes à croire plutôt au pouvoir de la volonté individuelle.» Du statut social, Alain de Botton

 

«Certains individus, ne parvenant pas à atteindre les buts fixés par la culture (la réussite sociale) sont frustrés et attribuent leur sort à la malchance. En d’autres termes, ces personnes croient qu’il faut plus de chance que de mérite pour réussir. Il en résulte pour ces personnes une perte du sens et des normes (il ne peut en effet exister aucune norme dans une société uniquement régie par le hasard).» Or, une règle «n’est pas l’élément extérieur qu’il faut intérioriser. Elle est à inventer ou à réinventer en fonction des perspectives que l’on prend, des problèmes qu’il importe de résoudre, des points de vue dont il faut tenir compte… C’est donc une véritable activité intellectuelle naissant à travers les interrelations sociales.(...) Il semble bien que les délinquants éprouvent plus de mal que les autres à “décentrer” leur propre moi, à essayer de se mettre à la place de l’autre et surtout, à renoncer, dans l’intérêt de l’autre, à certains de leurs désirs immédiats.» De fait, le délinquant «établit des liens superficiels et transitoires ayant surtout pour but de satisfaire ses plaisirs ou de lui être utile.(…) Malgré une apparence d’attachement, sa relation n’est pas réellement engageante.» Psychologie de la délinquance, Michel Born

 

Dans la société moderne, la solidarité est «conditionnée par des relations d'estime symétrique entre des sujets individualisés (et autonomes); s'estimer, en ce sens, c'est s'envisager réciproquement à la lumière de valeurs qui donnent aux qualités et aux capacités de l'autre un rôle significatif dans la pratique commune. Des liens de ce type (…) ne suscitent pas seulement une tolérance passive, mais un véritable sentiment de sympathie pour la particularité individuelle de l'autre personne.(...) Le lien entre l'expérience de la reconnaissance et l'attitude du sujet envers lui-même résulte de la structure intersubjective de l'identité personnelle.» Or, «parce que l'idée normative que chacun se fait de soi-même (…) dépend de la possibilité qu'il a de toujours se voir confirmé dans l'autre, l'expérience du mépris constitue une atteinte qui menace de ruiner l'identité de la personne tout entière.» Aussi, «cette forme de reconnaissance mutuelle présuppose-t-elle également l'existence d'une organisation sociale dont les fins communes réunissent les individus dans une communauté de valeurs.» Et non pas froidement «dans un système transparent de division fonctionnelle du travail.» La lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth

 

«Pour entrer dans l'univers du sens, tout homme doit abdiquer sa prétention à dicter le sens de l'univers, et reconnaître que ce sens dépasse son seul entendement.(...) La langue, la coutume, la religion, la loi, le rite sont autant de normes fondatrices de l'être humain qui, ainsi assuré d'un ordre existant, pourra y inscrire son action, fût-elle contestatrice.» Par exemple, «il est devenu sacrilège de traiter la personne comme une chose et irrationnel de traiter les choses comme des personnes. Cette séparation a ainsi acquis une valeur dogmatique, c'est-à-dire qu'elle a la force d'une évidence qui éclaire l'ensemble de notre vision du monde.(...) Qu'on y voie ou non des "Religions", tous les grands corpus dogmatiques ont en commun de permettre une métabolisation des pulsions de violence et de meurtre, et tous participent à ce titre des savoirs de l'humanité sur elle-même.» En revanche, «dès l'instant qu'il prétend expliquer au nom de la Science le sens de la vie humaine, le scientifique se situe aux antipodes de la démarche scientifique et sombre dans le scientisme.» Homo juridicus, Alain Supiot

 

«Les gens ne peuvent se satisfaire de sentiments misérables pour eux-mêmes. Dans cette perspective, leur action leur paraîtrait dérisoire et ils en éprouveraient nécessairement une anxiété massive. Il faut donc élaborer une théorie implicite de sa propre valeur.» De même, «les gens raisonnent et se comportent comme si le monde était naturellement régi par un principe de justice.(…) Chaque jour, des accidents se produisent et des maladies se déclarent un peu partout. Si on accepte qu'ils sont le fait du hasard, on s'expose soi-même à une fameuse menace.» Ainsi, «sa situation dans le monde inspire à l'individu humain des craintes», conséquences de «ses capacités symboliques qui lui donnent la conscience de sa propre précarité. Si elle est excessive cette lucidité constitue une entrave au déploiement de conduites adaptatives: la crainte est paralysante.» En somme, «l'univers virtuel sur lequel s'appuie l'individu pour ses transactions avec le réel est largement teinté d'irréalisme, du moins pour ce qui concerne ses structures abstraites [postulats]. De cette manière, cet univers remplit des fonctions de bouclier symbolique contre les menaces auxquelles le système symbolique expose l'individu.» Le partage social des émotions, Bernard Rimé

 

Dans un proche avenir, le robot «sera programmé de façon à manifester des réactions relativement imprévisibles, mais toujours acceptables. Son "intelligence" sera de proposer à son utilisateur des situations qu'il n'avait pas anticipées, mais auxquelles il aura les moyens de répondre. Ce rôle dévolu à l'intelligence artificielle est au cœur des jeux vidéo.» Or, «le risque est que l'homme finisse par attendre de ses semblables qu'ils se comportent comme des robots.(...) Des humains parfaits en quelque sorte, qui nous assureraient en toutes circonstances de l'échange, mais jamais du refus, et de la surprise calculée, mais jamais de la trahison.» Cela rejoint l’idée naïve que «se donner un visage heureux serait non seulement la meilleure façon de convaincre ceux que nous rencontrons que nous sommes enviables, mais aussi de le devenir. En réalité, l'homme est partagé à chaque moment entre un désir d'authenticité et un désir de simulation sociale. Et c'est cette tension qui fait sa richesse, son originalité, et évidemment son caractère imprévisible.» Le jour où mon robot m'aimera,Serge Tisseron

 

 

Narcissisme collectif

 

«Tout sujet vient au monde de la société et de la succession des générations avec la mission d'assurer la continuité de l'ensemble auquel il appartient. En échange, cet ensemble doit investir narcissiquement ce nouvel individu. La notion de "contrat narcissique" correspond à l'attribution à chacun d'une place déterminée dans le groupe et indiquée par les voix qui ont tenu, avant l'apparition du nouveau venu, un discours conforme au mythe fondateur du groupe. Ce discours, qui contient les idéaux et les valeurs du groupe et qui transmet la culture de celui-ci, doit être repris à son compte par chaque sujet.» Pour s’en émanciper, il n’y a que «l'esprit critique, du type de ces esprits retors qui se retournent contre eux-mêmes par humour et ironie. Mais même cela, c'est l'esprit de corps. L'esprit raffiné de ceux qui savent se critiquer et par là mieux maîtriser et mieux dominer même le corps dont ils font partie.(...) C'est seulement quand le corps n'est plus pensé comme incarné, et quand la fiction qui le représente n'a plus aucun substrat réel, que la question du faire corps peut s'exprimer en termes d'esprit de corps.» in Esprit de corps, démocratie et espace publique, Claudine Haroche

 

Traditionnellement, «l'homme qui cherche la vérité ultime abandonne la vie sociale et ses contraintes pour se consacrer à son progrès et à sa destinée propres.(...) Le renonçant se suffit à lui-même, il ne se préoccupe que de lui-même. Sa pensée est semblable à celle de l'individu moderne, avec pourtant une différence essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui.» Avec les stoïciens «l'individu se suffisant à lui-même demeure le principe, même lorsqu'il agit dans le monde.» Or,  «les actions mondaines, même de la part du sage, ne peuvent être bonnes mais seulement préférables à d'autres : l'adaptation au monde est obtenue par la relativisation des valeurs.» Avec le calvinisme s'institue «l'application systématique aux choses de ce monde d'une valeur extrinsèque, imposée. Non pas une valeur tirée de notre appartenance au monde, de son harmonie ou de notre harmonie avec lui, mais une valeur enracinée dans notre hétérogénéité par rapport à lui : l'identification de notre volonté avec la volonté de Dieu.(...) La vie dans le monde sera conçue comme pouvant être entièrement conformée à la valeur suprême, l'individu-hors-du-monde sera devenu le moderne individu-dans-le-monde.» Essais sur l'individualisme,Louis Dumont

 

«L'esprit scientifique ne peut pas être premier. Il suppose un renoncement à la vieille préférence pour la causalité magico-persécutrice.(...) Aux causes naturelles, lointaines et inaccessibles, l'humanité a toujours préféré les causes significatives sous le rapport social, et qui admettent une intervention corrective, autrement dit les victimes. (...) En révélant ce mécanisme et tout le mimétisme qui l'entoure, les Évangiles montent la seule machine textuelle qui puisse mettre fin à l'emprisonnement de l'humanité dans les systèmes de représentation mythologique fondés sur la fausse transcendance d'une victime sacralisée parce qu'unanimement tenue pour coupable.» Avec l'évolution des mentalités, «nous repérons de mieux en mieux les mécanismes de bouc émissaire (...). Une fois repérés, ces mécanismes ne jouent plus: nous croyons de moins en moins en la culpabilité des victimes qu'ils exigent, et privées de la nourriture qui les sustente, les institutions dérivées de ces mécanismes s'effondrent une à une autour de nous. Que nous le sachions ou non, ce sont les Évangiles qui sont responsables de cet effondrement.» Le bouc émissaire, René Girard

 

«Dans des sociétés où le collectif est fort, l'individu blessé n'est touché que par l'enveloppe de son groupe qui circonscrit son identité.» Tandis que «dans des sociétés démocratiques, l'individu émancipé est moins protégé par des institutions qui règlent son destin.» Dans ces conditions, «le statut de victime lui offre un "capital imaginaire"», en vertu duquel «ce qui compte est non la généralité de l'infraction mais la singularité de la victime, non une accusation encadrée par une procédure mais un affect exacerbé par la crainte de l'impunité; non la peine bornée par un pardon légal mais la revendication d'une punition illimitée.» De sorte que se dessine une transaction «entre un État qui cherche ainsi une légitimité morale et des individus tentés par l'idéologie victimaire pour échapper au non-sens de leur malheur», une rencontre d’où naîtrait un “populisme pénal“ qui «affecte à la fois l'équilibre de l'État de droit (entre sécurité et libertés) et la vie même de la démocratie sans cesse secouée par des paniques morales.» La volonté de punir, Denis Salas

 

«La disparition d’une conception religieuse de la vie a rendu caduques les notions de prédestination et de destin.» À notre époque. «l’idéal collectif est celui de l’être autonome, vivant conformément à son libre arbitraire. Toute entorse à cette conception de la liberté est susceptible de le transformer en victime.» Mais «depuis des siècles, la victime sur laquelle on sapitoie un jour est bien souvent celle qu’on persécute le lendemain», moignant de «la facilité avec laquelle la compassion peut fabriquer du stigmate.» Apparemment, l’ambivalence à l’égard de la victime «coule directement de la tendance décrite par Max Weber à "traiter la souffrance comme un symptôme de la haine divine et dune culpabilité secrète".(...) La pensée commune attribue aux individus un rôle déterminant dans la conduite de leur propre existence.(...) Dans ce contexte, la victime est considérée comme responsable, et peut-être même coupable, de son propre malheur.» La société des victimes, Guillaume Erner

 

«Le propre du pervers est de défier les lois. Son but est de dérouter l'interlocuteur en lui montrant que son système de valeurs morales ne fonctionne pas.(...) L'idéal pour le pervers est de parvenir à ce que l'autre devienne "mauvais", ce qui transforme la malignité en état normal.(...) Les pervers narcissiques ne sont que des machines à reflets qui cherchent en vain leur image dans le miroir des autres.(...) Les déceptions entraînent chez eux de la colère ou du ressentiment avec un désir de revanche.(...) Ce n'est pas, comme chez un individu coléreux, une réaction passagère et brouillonne, c'est une rancune inflexible à laquelle le pervers applique toutes ses capacités de raisonnement.(...) Dans un système qui fonctionne sur la loi du plus fort, du plus malin, les pervers sont rois. Quand la réussite est la principale valeur, l'honnêteté paraît faiblesse et la perversité prend un air de débrouillardise.» C'est que notre époque a «perdu les limites morales ou religieuses qui constituaient une sorte de code de civilité et qui pouvaient nous faire dire: "Cela ne se fait pas !"» Le harcèlement moral, M.-F. Hirigoyen

 

«Le moi résulte de ce que le sujet va prendre chez lautre, son semblable, son modèle, son miroir en somme.» Cependant, «que ce soit dans lautre que le sujet se vive et se repère n’est pas perçu comme tel, bien au contraire, il identifie son moi à son identité ritable (je suis cette image).» Or, «pour qu'il y ait responsabilité, il faut que (…) le sujet qui énonce ne se confonde pas avec son énoncé, tout simplement qu'une distance existe.» Car, «en tant que sujet de l'énonciation, je ne sais pas qui je suis.» Par ailleurs, «le sujet, au niveau de son moi (au fondement paranoïaque), se situe volontiers en position de victime (…), où l’absence de distance, de remise en cause, implique un bourreau éventuel. A se soustraire de l’altérité, à rejeter la fonction de la médiation, il soppose au monde entier.» À vrai dire, «“Je nai pas voulu cela" ne vaut pas absolution. Oui, cela que tu as fait, ou qui résulte de ce que tu as fait, tu las voulu, car ce que tu as voulu, tu ne le sais pas. Ce sont les conséquences qui te lapprennent. Ce quil a voulu, lhomme est condamné à ne le savoir qu’après coup.» Les paranos, Guyonnet & Tixier

 

«La honte est une expérience catastrophique parce qu’elle menace en même temps les trois piliers sur lesquels est bâtie notre identité. Il s’agit de l’estime que chacun se porte à lui-même, de l’affection qui le lie à ses proches et de sa certitude de faire partie d’un groupe dont l’horizon est toujours l’ensemble des hommes.(…) La culpabilité, elle, menace l’estime de soi et l’assurance de bénéficier de l’affection de ses proches, mais n’atteint jamais le sentiment d’appartenance.(...) À l’opposé de la honte imposée à autrui, l’humour témoigne de la capacité à jouer avec sa propre honte et à la mettre en scène de façon libératrice.» En effet, «ceux qui rient ensemble sont plus proches les uns des autres.» Est critiquable toutefois la valorisation de la résilience en tant que trait de personnalité, car «si on qualifie de “magnifiques” ceux qui ont résisté aux traumatismes – parfois pour des raisons liées à leur environnement bien plus qu’à leurs capacités propres –, que dira-t-on de ceux que les épreuves ont fini par écraser ? Qu’ils sont “laids” ?» Vérités et mensonges de nos émotions, Serge Tisseron

 

 

Affaire de principe

 

De nos jours, l’idée de sujet est «corrompue par l’obsession de l’identité.» Or, du moment qu’il s’agit, «dans l’esprit de beaucoup, d’un droit à la fermeture, à l’homogénéité (…), il est faux, au nom de l’idée de sujet, de défendre un droit à la différence.» En fait, «le sujet est en-dessous de l’être social et non pas au-dessus de lui. Il est la reconnaissance de la singularité de chaque individu qui veut être traité comme un être de droit. Il n’y a pas de découverte du sujet sans un “examen de conscience” qui descende au-dessous de la conscience.» En effet, «il n’est pas satisfaisant de parler de sécularisation et de désenchantement du monde, comme si on assistait, avec la modernité, au triomphe de la raison instrumentale, du calcul et de l’intérêt.(…) Aucune société ne s’est jamais entièrement définie comme une société de marchands où (…) les intérêts auraient aboli les passions.(...) Il y a ceux qui découvrent le sujet en eux et dans les autres ; ils sont ceux qui font le bien. Et ceux qui cherchent à tuer le sujet dans les autres et en eux-mêmes ; ils sont ceux qui font le mal.» Un nouveau paradigme, Alain Touraine

 

«L'homme peut vivre à la manière d'une chose. Mais comme il n'est pas une chose, une telle vie lui apparaît sous l'aspect d'une démission.» De son côté, «l'homme du divertissement vit comme expulsé de soi, confondu avec le tumulte extérieur: ainsi l'homme prisonnier de ses appétits, de ses fonctions, de ses habitudes, de ses relations, du monde qui le distrait.(...) La vie personnelle commence avec la capacité de rompre le contact avec le milieu, de se reprendre, de se ressaisir, en vue de se ramasser sur un centre, de s'unifier. À première apparence, ce mouvement est un mouvement de repli.» Mais «c'est sur cette expérience vitale que se fondent les valeurs de silence et de retraite.» Loin de cette «vie immédiate, sans mémoire, sans projet, sans maîtrise, ce qui est la définition même de l'extériorité, et sur un registre humain de la vulgarité.(...) La vie personnelle étant liberté et surpassement, et non pas accumulation et répétition, la culture ne consiste en aucun domaine dans l'entassement du savoir, mais dans une transformation profonde du sujet, qui le dispose à plus de possibilités par plus d'appels intérieurs.(...) Elle est ce qui reste quand on ne sait plus rien: l'homme même.» Le personnalisme, Emmanuel Mounier

 

Il faut distinguer «le calcul sur autrui [qui] est une maximisation de la fonction d'utilité.» Tandis que «le calcul altruiste réclame de relâcher les agrégats habituellement usités tels que "l'agent" ou "l'individu" au profit de la "personne".» Car, «les personnes sont des fins dont la libre substituabilité se heurte à l'éthique.» D’autant que «ce qui caractérise une personne par rapport à un individu est précisément la capacité de s'autocontraindre.(...) L'action exercée par devoir n'est pas une action exercée sans intérêt, mais par intérêt pour le devoir lui-même.(...) Les individus rationnels mus par un désir universel d'auto-préservation coopèrent de sorte que la motivation à coopérer découle de ce désir d'autopréservation. Le système éthique coopératif qui en découle n'est en fait que la conséquence d'un motif fondamental non éthique; si bien sûr nous supposons que le désir de préserver sa propre vie n'est pas un principe éthique.» On concilie ainsi «les externalistes [qui] font découler l'éthique des interactions sociales,» et «les internalistes [qui] postulent que le comportement découle directement de la motivation morale.» L'éthique économique, Damien Bazin

 

«La coopération pourrait se révéler plus absurde encore que la défection. Le risque est gros, en effet, de se retrouver seul à coopérer.» Dans cette perspective, «l'action humaine ne consiste pas d'abord à "employer des moyens pour atteindre des fins".» Mais plutôt «à offrir à l'attention des autres un principe d'action grâce auquel ils puissent s'expliquer notre comportement.(...) L'exigence d'être rationnel pour l'autre, et donc de se placer sous une loi de comportement,(...) ne joue cependant pas à la manière d'un déterminisme physique.(...) Si chacun perçoit que l'autre, pour les mêmes raisons que lui-même, cherche à éviter la défection, il redevient rationnel, de part et d'autre, d'envisager de faire défection à nouveau.» Au fond, «on voudrait que la coopération de l'autre soit incertaine, tout en sachant que l'on peut compter dessus.(...) Il est bien rationnel (...) de s'en tenir au principe : coopère pour que l'autre coopère.(...) La défection se justifierait dans le cadre d'une relation homme-machine (ou homme-nature), mais non dans le cadre d'une relation de personne à personne.» L’échange, la coopération et l’autonomie des personnes, Laurent Cordonnier

 

Selon Goldman : "L'obligation de rendre dans l'échange (…) répond à une vision cosmique fondée sur le principe d'une circulation éternelle des formes vivantes. Les obligations de donner et de rendre engagent à leur tour à prendre part à cette circulation vitale." Ainsi, «la pérennité du potlatch en tant que modalité de l'échange cérémoniel met au défi l'anthropologie, dans la mesure où elle fait état de l'existence d'un autre ordre que celui préconisé par (...) la logique dominante des idées, qui assure précisément la cohérence et la continuité du système industriel.(...) Ce type de rapports aux choses et à autrui légitime, en fait, l'existence des communautés indiennes là où elles se trouvent, de surcroît en apparent anachronisme.(…) Ainsi les Indiens produisent et économisent, certes, mais de préférence en vue de l'épreuve communautaire constituée par les cérémonies et dons de richesses. Aujourd'hui, cette épreuve communautaire (...) dévoile avec force la logique qui la gouverne, notamment sur le plan des rapports sociopolitiques internes, où la quête de la personne semble toujours l'emporter sur le pouvoir par l'avoir.» Potlatch: conquête et invention, Isabelle Schulte-Tenkhoff

 

«C'est à la socialité organisationnelle qu'on doit sans doute la révolution néolithique et les progrès de l'humanité durant les dix derniers millénaires avant J.C.(...) On pourra avancer que si le pouvoir social a été mis en place à l'aube du néolithique dans un éclair de génie d'homo sapiens sapiens, c'est précisément parce qu'il fallait bien que les individus, même lorsqu'ils sont dominants sur des critères variés,(...) en viennent à faire des choses qu'ils ne feraient pas de leur propre chef (obligations) ou pour qu'ils en viennent à s'abstenir de faire des choses qu'ils adoreraient pourtant bien faire (interdits).(...) La nature avait fait les membres de notre espèce, les "individus", uniques et indéterminables. Au début de ce troisième millénaire, ils s'imaginent encore, pauvres électeurs-consommateurs massifiés et repliés dans leur cocon sur les mêmes fantasmes, que c'est bien ainsi qu'ils sont. Mais la socialité catégorielle permit un jour de dépasser la nature. Elle transforma les individus uniques et indéterminables en agents sociaux, équivalents, donc remplaçables, et obéissant à des prescriptions, donc déterminables.» Les illusions libérales, Jean-Léon Beauvois

 

«Parler de pensées identiques, c'est considérer ces pensées (...) sous un angle impersonnel. Mais il semble alors que, pour comparer les pensées de deux sujets, il faille obtenir de ces sujets qu'ils renoncent à la personnalité.(...) [Les] philosophies individualistes ne parviennent pas à saisir la part de l'impersonnel dans le personnel.(...) Voici donc quelle est la différence décisive entre les pensées communes à une paire de penseurs et une pensée commune à un couple de partenaires (donc entre la manifestation d'un esprit intersubjectif et celle d'un esprit objectif) :(...) si B n'a jamais eu l'idée qu'il avait rendez-vous avec A, c'est que A, lui non plus, n'a pas eu l'idée qu'il avait rendez-vous avec B.(...) La pensée de A et la pensée de B sont une seule et même pensée, que chacun s'applique à soi-même.(...) Ici ce que nous pensons sert de règle à ce que je dois penser. Le sujet "nous" n'est pas dans ce cas un individu collectif (une foule pensante), c'est un sujet social.(...) [Les] usages établis permettent de décider de ce qui est dit, et donc de ce qui a été pensé, quand quelqu'un se fait entendre de quelqu'un. Ce sont donc bien des institutions du sens.» Les institutions du sens, Vincent Descombes

 

 

 

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