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LE MONDE UN, ceci n'est pas un exercice
10 juillet 2019

5. Forme de vie et manière d'être

 

 

 

 

 

L'impératif perfectionniste

 

«Chez nous, créatures composées de carbone, les sentiments ont changé le cours de l'évolution. Mais ils ne l'ont réellement bouleversé qu'à un stade plus tardif, lorsque les sentiments ont été ajoutés à la perspective personnelle du sujet (et pris en compte par lui) et lorsqu'ils ont fini par compter à ses yeux. Ce n'est qu'à ce stade que les sentiments ont commencé à influencer l'imagination, le raisonnement et l'intelligence créatrice.(...) Lorsque les sentiments, qui décrivent l'état interne du vivant à un moment précis, sont "placés", voire "situés" au sein de la perspective actuelle de l'organisme dans son ensemble, alors la subjectivité émerge.(...) La subjectivité a conféré de nouvelles propriétés aux images, à l'esprit et aux sentiments, une impression de propriété attachée à l'organisme dans lequel ces phénomènes surviennent, l'impression que ces phénomènes appartiennent qu'à une seule entité, ce qui permet d'entrer dans le monde de l'individualité.(...) En un sens, pour le meilleur comme pour le pire, les sentiments (et l'intellect qu'ils ont mobilisé) ont libéré les humains de la tyrannie absolue des gènes – pour mieux les livrer au despotisme de l'homéostasie.» L'Ordre étrange des choses, Antonio Damasio

 

«La sensibilité individualiste (...) se détermine par réaction contre une réalité sociale à laquelle elle ne peut ou ne veut point se plier.(...) Fermé aux affections corporatives et solidaristes, l'individualiste reste accessible aux affections électives ; il est très capable d'amitié.(...) Le trait dominant de la sensibilité individualiste est en effet celui-ci : le sentiment de la "différence" humaine, de l'unicité des personnes. L'individualiste aime cette "différence" non seulement en soi, mais chez autrui.(...) La sensibilité sociale ou grégaire se complaît dans la banalité des traits ; elle aime qu'on soit "comme tout le monde".(...)  Ceux qui invoquent la philosophie solidariste sont, la plupart du temps, des personnalités absorbantes et autoritaires, des ambitieux à qui l'idée solidariste sert de prétexte pour étendre leur empire sur les autres volontés. Ces gens interdisent à l'individualiste l'isolement comme une immoralité.(...) L'individualiste fait résider toute sa valeur et tout son bien non dans ce qu'il possède, ni dans ce qu'il représente, mais dans ce qu'il est.» La sensibilité individualiste, Georges Palante

 

«Une longue époque a passé, pendant laquelle on se contenta de l’illusion d’avoir la vérité, sans jamais se demander sérieusement si l’on ne devrait pas être soi-même vrai pour posséder la vérité.» Car, «cet égoïsme, que Vous ne voulez pas vous avouer, que Vous vous dissimulez à vous-même, n’étant ni manifeste ni notoire et par conséquent inconscient, n’est pas de l’égoïsme, mais servitude, service et négation de soi.» Avec le protestantisme, «la servitude est devenue, comme la foi elle-même, plus intérieure.» Aussi, «le protestantisme tient-il pour sacré tout ce dont sa conscience ne peut se défaire et rien ne saurait mieux définir son caractère que le qualificatif de consciencieux.» Ainsi, «chez Hegel, apparaît (…) clairement quelle nostalgie des choses ressent précisément l’homme le plus cultivé et quelle horreur il a de toute “théorie creuse”. Il faut chez lui qu’à la pensée corresponde absolument la réalité (…). C’est ce qui a valu à son système d’être tenu pour le plus objectif, comme si la pensée et la chose y célébraient leur union, alors qu’il ne représentait justement que la suprême violence de la pensée, son plus grand despotisme et son pouvoir absolu, le triomphe de l’esprit et, avec lui, de la philosophieL'Unique et sa propriété, Max Stirner

 

«Aucune créature humaine ne survit ni ne subsiste sans la dépendance d'un environnement qui lui assure une assistance.» Or, «le refoulement de la dépendance, et, en particulier, de la forme sociale de la vulnérabilité à laquelle elle conduit, sert à établir une distinction entre ceux qui sont dépendants et ceux qui ne le sont pas.(...) Les raisons pour lesquelles telle ou telle personne ne sera pas pleurée, ou pour lesquelles il a déjà été établi qu'elle n'est pas digne d'être pleurée, sont qu'il n'y a pas actuellement de structure qui puisse soutenir une telle vie. Ce qui implique que selon les modèles de valeurs dominants, une telle vie se trouve dévaluée, et qu'on ne juge pas qu'elle soit digne d'être soutenue ou protégée en tant que vie.(...) Faut-il rechercher l'affirmation de soi dans des termes qui permettraient à ma vie d'être évaluée ou dois-je proposer une critique de l'ordre dominant des valeurs ? (...) Si je dois délibérer sur la meilleure vie à vivre, alors je dois supposer que la vie que j'essaie de mener peut être affirmée en tant que vie et que je peux l'affirmer comme telle à la première personne, quand bien même on ne pourrait pas l'affirmer comme telle de manière générale.» Qu'est-ce qu'une vie bonne ?, Judith Butler

 

«Le danger qui menace l'homme et que distillent certaines sagesses enseignées comme des dogmes lénifiants, c'est la fatigue de soi.(...) La lucidité qu'elles encouragent ne vise pas à susciter la prise d'initiatives sur le monde ni à éveiller le sentiment de la responsabilité grâce auquel on reconnaît la liberté humaine.» En effet, «le désir d'être pleinement conscient de ce qu'il vit n'implique pas forcément que le sage croie en la possibilité de modifier son destin.(...) Notre époque ne permet plus (...) ni à la démobilisation ni à la folie heureuse de nous délivrer des pesanteurs de la réalité, tant la tyrannie des technologies a envahi notre quotidien.» Dans ces conditions, «il peut être prudent d'en appeler à cette colère qui rétablit l'adversité, faute de laquelle la volonté et l'intelligence s'éteignent.(...) La sagesse n'a jamais paru autant subordonnée au pouvoir de dire "non".(...) Entre un monde qui n'attend de moi qu'admiration et acceptation et un monde qui me défie de vouloir l'impossible, mon choix est fait, qui ne paraîtra insensé qu'aux esprits empreints de la religiosité souvent dénoncée par Nietzsche.» La sagesse ordinaire, Jean-Michel Besnier

 

«Le monde n'existe pas. Selon cette proposition, Dieu ne peut pas exister non plus (...). Nous ne devrions pas nous laisser lier par quelque image traditionnelle du monde, qu'elle remonte à l'Antiquité ou à l'aube des temps modernes, et nous ne devrions pas prendre pour "vrai" ou "existant" ce que des autorités autoproclamées comme la "religion" ou la "science" ont approuvé.(...) L'évolution spirituelle de l'homme ne doit pas se réduire à la culture. L'esprit est encore autre chose que la culture. L'esprit c'est le sens pour le sens.(...) La religion naît de notre besoin de comprendre comment il peut y avoir du sens dans le monde.(...) Nous ne savons même pas qui nous sommes nous-mêmes, nous sommes en quête de cette identité.(...) Toute tentative de mettre un terme à cette quête par une réponse sommaire est une forme de superstition, ou reviendrait à se tromper soi-même.(...) C'est aussi pour cette raison que nous discutons sans cesse entre nous pour savoir qui nous voulons vraiment être, ou qui nous devons vraiment être. L'homme sait qu'il peut transformer son être et que c'est même là son devoir.» Pourquoi le monde n'existe pas, Markus Gabriel

 

«L'impératif absolu "Tu dois changer ta vie" se concrétise en un impératif ascétique ou perfectionniste: "Comporte-toi à tout moment de telle sorte que le récit de ton devenir puisse servir de schéma pour une histoire de perfectionnement généralisable !"» Car, «les petites forces humaines peuvent l'impossible pour peu qu'elles soient démultipliées par le chemin plus long de l'exercice.» Mais, «seules les natures joyeuses considèrent l'élévation (...) aux altitudes d'une "société" mondiale intégrée de manière opérationnelle comme un projet qui leur donne une nouvelle vitalité.(...) Les moins heureuses ont l'impression que l'être-dans-le-monde n'a encore jamais été aussi fatigant.(...) Dans la mesure où les hautes civilisations élèvent les prestations exceptionnelles au rang de conventions, elles produisent une tension pathogène», à laquelle les individus «ne peuvent plus répondre qu'en constituant un espace interne d'esquive et de simulation, et donc une "âme".» Toutefois, «cet intérieur ressemble plutôt à une inflammation chronique de la perception de soi, provoquée par une demande excessive.» La tentation est forte dès lors de «donner la primauté au divertissement et, pour le reste, compter sur la certitude que ce qui doit arriver arrivera.» Tu dois changer ta vie, Peter Sloterdijk

 

«La réflexion morale conçue comme réflexion conceptuelle, comme transformation des horizons conceptuels, exige une image perfectionniste du moi.(...) Ce qui relève d'un concept n'est pas seulement le résultat d'une certaine histoire des concepts, quelque chose que nous partagerions pour autant que nous sommes membres d'une certaine culture. C'est également quelque chose que nous pouvons modifier par notre réflexion, par une transformation de notre sensibilité.(...) La possibilité de conquérir à notre profit certaines articulations conceptuelles, de voir une circonstance sous une lumière particulière, est le fruit d'une discipline intérieure qui doit lutter contre les forces adverses du fantasme, du refus de la souffrance et du besoin de consolation.(...) Ce mouvement de transformation et de perfectionnement individuel est aussi le mouvement qui caractérise la vie des mots.(...) Le fait que les mots soient vécus indique qu'ils peuvent aussi mourir, que nous pouvons ne plus les vivre.» Manières d'être humain, Piergiorgio Donatelli

 

Tel est le «paradoxe de labsolu individuel, à la fois conquis en toute liberté et ne dépendant pas de la volonté des sujets particuliers. L’idée même d’un absolu individuel est, bien sûr, problématique: si chaque individu décide souverainement de ce qui dans sa vie sera absolu, n’est-on pas, alors, ramené à ce relativisme que l’on croyait fuir ? Il y a certes problème, mais il n’est pas insoluble: c’est qu’il ne s’agit jamais d’un choix arbitraire.(...) Autant une vie est indéterminée avant d’être vécue, quelles que soient les pesanteurs de l’hérédité, de la culture et de la société dans laquelle on naît, autant, une fois engagée, cette vie tend à devenir de plus en plus nécessaire, en donnant l’impression, quand elle est terminée, que son déroulement était inéluctable.(...) Chacun de nous fait la découverte de ce qui, tout en étant en lui, le déborde; de ce qui, tout en étant mis au jour par lui seul, peut être communiqué aux autres. Paradoxal ne signifie donc pas inexistant: c’est la présence de cet absolu individuel qui nous fait ressentir la différence entre une vie que nous qualifierons de “belle” ou de “riche de sens”, et une vie seulement ornée de réussites ou d’agréments.» Les Aventuriers de l’absolu, Tzvetan Todorov

 

«La sincérité consiste à dire ce qu'on pense, parfois même à faire ce qu'on dit ; l'authenticité à être ce qu'on est. C'est pourquoi elle est indissociable de l'idée d'accomplissement de soi, d'épanouissement de ses propres virtualités : elle exige que nous nous trouvions nous-même en nous soustrayant aux pressions du conformisme.» Or «l'idéal d'authenticité personnelle et le perfectionnisme moral qui l'accompagne se sont démocratisés (…) jusqu'à transcender la culture élitiste à laquelle ils appartenaient à l'origine.» De sorte que «en devenant notre forme de vie, l'impératif de vérité envers soi-même» aurait abouti à «une véritable "culture du narcissisme" et à son cortège de conséquences funestes : l'érosion des liens sociaux, le repli sur soi individualiste, l'hédonisme creux, la rivalité et l'envie généralisées, le culte de la performance, un relativisme moral à peu près total, un vide existentiel extrême» , liés «à une perte d'estime de soi et au sentiment de sa propre insuffisance.» Tout compte fait, «du "problème de l'authenticité", on pourrait dire alors ce que Wittgenstein affirmait des problèmes existentiels en général : "La solution au problème de la vie se remarque par la disparition de ce problème".» Être soi-même, Claude Romano

 

 

À l'article de la seconde nature

 

«[Classiquement,] le bien est à la fois motif et mobile de l'action (…). Les mobiles influencent, voire déterminent, agissent sur nos tendances, exercent une force d'attraction. Les motifs animent, suggèrent, ils peuvent être impérieux mais réclament notre consentement.(...) C'est l'idée qu'il y a, ou au moins qu'il devrait idéalement y avoir un lien entre la vertu (bien agir) et le bonheur (bien être).(...) [De fait,] si une force pouvait nous contraindre à agir dans le sens du bien, le bien aurait-il encore quelque signification morale ? Il désignerait le résultat inéluctable, le terme immanquable de nos actions (…). Le Bien n'a pas selon Kant à être recherché dans le contenu sensible de l'action.(...) On peut parler d'une "dématérialisation" du Bien.(...) [Par ailleurs,] si on affirme que la bonté (d'un comportement, d'une décision, d'une réalité) se réduit à la valeur de ses conséquences, alors on sera obligé de définir ce qu'est une "bonne" conséquence, et ainsi de suite.(...) La qualification de "bien" ne porte pas uniquement sur le contenu de l'action, ni sur ses seules conséquences, ni sur les intentions de l'agent, mais inclut ces trois paramètres.» Qu'est-ce que le bien, Paul Clavier

 

«Nous disons qu'il est nécessaire pour les plantes d'avoir de l'eau, pour les oiseaux de bâtir leur nid, pour les loups de chasser en meute et pour les lionnes d'apprendre à leurs lionceaux à tuer.(...) Et en dépit des énormes différences entre la vie des humains et la vie des plantes ou des animaux, nous pouvons voir que les qualités et les défauts humains sont reliés de façon similaire à ce que sont les êtres humains et à ce qu'ils font.(...) [Or,] agir conformément à des raisons est un mode d'opération fondamental chez les êtres humains. Cela fait aussi partie de la façon dont j'explique le caractère nécessairement pratique de la morale : elle sert à susciter l'action comme à l'empêcher parce que la compréhension des raisons est capable de faire cela.(...) Dire la vérité, tenir ses promesses ou aider un voisin est rationnel au même sens qu'est rationnelle une action par laquelle on se préserve soi-même.(...) Le bien dépend aussi de la poursuite attentive et intelligente de nombre d'autres fins particulières et, en général, du fait de satisfaire ses appétits et de suivre ses désirs.» Le Bien naturel, Philippa Foot

 

«Les préceptes qui prescrivent les vertus et proscrivent les vices nous apprennent comment (...) réaliser notre vraie nature et atteindre notre vraie fin. Les défier, c'est être insatisfait et incomplet, manquer ce bonheur rationnel qu'il nous appartient de poursuivre en tant qu'espèce.(...) Pour produire les biens internes qui sont leur récompense, les vertus doivent être exercées sans souci des conséquences.» Car ces biens «sont le résultat d'une compétition pour l'excellence, mais leur réalisation est un bien pour toute la communauté.» C'est pour cela que «celui qui parvient à l'excellence (…) prend plaisir à y parvenir et à l'activité déployée pour y parvenir.» En somme, «l'unité d'une vie humaine est l'unité d'une quête narrative.(...) Une quête nous apprend toujours ce que nous cherchons et ce que nous sommes.(...) La bonne vie pour l'homme est une vie passée à la recherche du bien pour l'homme, et les vertus nécessaires à cette recherche sont celles qui nous permettent de comprendre tout ce que la bonne vie pour l'homme peut être.» Après la vertu, Alasdair MacIntyre

 

«Dans le cas ordinaire de l'action intentionnelle, je ne "bouge pas mon corps" comme je pourrais bouger une pièce d'équipement, et je ne me rapporte pas non plus à mes attitudes comme à un mobilier mental à organiser.(...) Il est essentiel que la responsabilité spécifiquement en première personne envers son propre désir ne soit pas instrumentale.» Car en général, nous escomptons d’une personne, «parfois avec ardeur, qu'elle pense occuper une position où elle exprime ses sentiments et ses convictions, et ne se contente pas de donner sa meilleur opinion à leur sujet.(...) Même si la morale et la métaphysique insistent toutes deux pour que nous prenions un point de vue objectif sur nous-mêmes et que lorsque nous délibérons, chacun de nous se considère comme n'étant qu'une personne parmi d'autres, cette exigence n'est pas dépourvue d'ambiguïté.» En effet, d’un côté «je suis déchargé de ma responsabilité car je suis obligé d'exprimer ma "nature", et en même temps, je ne suis pas contraint par ma nature, car en en faisant ainsi l'objet de mon jugement, j'exprime ma liberté et ma distance à son égard.» Autorité et aliénation, Richard Moran

 

La conscience «aide à optimiser les réponses données aux conditions environnementales.(…) Il est ainsi devenu possible d'envisager l'avenir et de suspendre ou d'inhiber des réponses automatiques. Une gratification en suspens est un exemple de cette capacité évolutive nouvelle.» Ainsi, «en matière d'addiction aux drogues (...) pour réussir à dire non, il faut une longue préparation consciente.» Cela revient à décrire la volonté consciente comme le "marqueur somatique de l'autorité personnelle, une émotion qui certifie que le propriétaire de l'action est le soi" (Dan Wegner). «C'est la conscience humaine qui ouvre la possibilité de mettre en question ce qui est naturel. L'émergence de la conscience humaine est associée aux évolutions du cerveau, du comportement et de l'esprit qui ont fini par donner lieu à la création de la culture, nouveauté radicale dans le cours de l'histoire naturelle. L'apparition des neurones, qui ont permis la diversification du comportement et ont ouvert la voie à l'esprit, constitue un basculement dans cette grandiose trajectoire. Et celle de cerveaux conscients (…) ouvre la voie à une réaction rebelle quoique imparfaite aux diktats de la froide nature.» L’Autre Moi-Même, Antonio Damasio

 

«La raison est et ne doit être que l'esclave des passions et ne peut jamais prétendre à d'autre fonction que de les servir et leur obéir.(...) Selon que notre raisonnement varie, nos actions varient en conséquence. Mais il est évident dans ce cas que l'impulsion ne naît pas de la raison, mais qu'elle est seulement dirigée par elle.(...) Une passion doit s'accompagner d'un jugement faux pour être déraisonnable ; et même alors, ce n'est pas la passion qui est à proprement parler déraisonnable, mais le jugement.(...) Puisque, d'aucune façon, on ne peut déclarer une passion déraisonnable, sauf quand elle repose sur une fausse supposition ou quand elle choisit des moyens qui ne suffisent pas à la fin projetée, il est impossible que la raison et la passion puissent jamais s'opposer l'une à l'autre ou se disputer le gouvernement de la volonté et de l'action. Dans l'instant même où nous percevons la fausseté de la supposition ou l'insuffisance des moyens, nos passions le cèdent à notre raison sans aucune résistance. Je peux désirer un fruit, pensant que sa saveur est délicieuse ; mais si vous me convainquez de mon erreur, je cesse de le désirer.» Traité de la nature humaine, David Hume

 

«Les découvertes des sciences physiques n'effacent pas davantage du monde la vie, la sensibilité, la finalité ou l'intelligence que les règles de la grammaire n'effacent le style ou la logique de la prose. Il est certain que ces découvertes ne disent rien de la vie, de la sensibilité, de la finalité, mais les règles de la grammaire n'en disent pas davantage sur le style ou la logique.(...) La grammaire indique au lecteur que le verbe doit être au pluriel mais ne dit pas quel verbe sera employé.(...) Si les règles sont inaltérables, les jeux ne sont pas uniformes.(...) Il y a multitude d'occasions pour nous de manifester notre intelligence ou notre bêtise, de faire preuve de délibération ou d'exercer un choix.(...) Non seulement y a-t-il place pour l'intention là où tout est régi par les lois de la mécanique, mais il n'y aurait pas cette place si les choses n'étaient pas ainsi régies. La possibilité de prédire est une condition nécessaire à l'établissement de plans.(...) Les hommes ne sont pas des machines, pas même des machines dominées par l'esprit. Les hommes sont des hommes ; c'est là une tautologie qu'il est parfois bon de rappeler.» La notion d'esprit, Gilbert Ryle

 

Il faut considérer comme «une nécessité pour l'humain d'accéder à sa moindre cohérence.(…) Car la folie, l'ivresse gouvernent la sobriété, au sens où elles découvrent la primordialité d'une situation de dépendance.» Cela reflète une «procession initiale de la physique et de la chimie par rapport à l'imaginaire et au langage, hiérarchie entre l'ordre du besoin et l'ordre du désir, étayage de l'amour sur la faim.» On peut comprendre dès lors que «le mythe interdit donc, au moment transitionnel lié à son efficacité, toute substitution. Il en est de même dans l'état amoureux comme dans l'état transférentiel. La matrice substitutive n'est plus disponible une fois qu'amour et transfert sont installés.» Ayant pris la mesure de ce que la liberté a d’illusoire compte tenu des contraintes biologiques, il reste néanmoins à l’individu des possibilités de choisir, de changer et donc d’évoluer en s’exerçant à identifier le «passage par un moment éphémère qui permet une modification des coutumes et accoutumances.(…) C'est ce passage qu'il s'agit de trouver pour soi et pour l'autre.» Nous sommes tous dépendants, Pierre Lembeye

 

 

L'anti-Narcisse

 

«Il est possible qu’en fonction des conditions qui se présentent au cours de la vie de chacun, la persistance de certaines douleurs soit plus acceptable que celle du plaisir, si ce dernier est imprévu, trop intense ou mal intégré.(...) Si la disparition de certaines stimulations peut entraîner le plaisir – comme c’est le cas lorsque nous cessons de souffrir par exemple –, elle peut également constituer une source de douleur en soi, en ce sens que ces sensations auxquelles nous étions habitués s’étaient intégrées de telle sorte à notre schéma corporel, que leur disparition nous laisse désemparés.» Par ailleurs, certaines idéologies «privilégient l’utilité et les bienfaits de la souffrance plutôt que la recherche d’un plaisir qui n’engendrerait qu’égoïsme et désintérêt vis-à-vis du devoir.» Tandis que d'autres qualifiées d’hédonistes, «encouragent une recherche parfois effrénée du plaisir ou, au moins, à la suite d’Epicure, mettent le plaisir en exergue.» Quant au sado-masochisme, «il est indiscutable en pratique que la perversion (…) est sous-tendue par une difficulté à savourer le plaisir.» Douleur et plaisir, Abraham & Vlatkovic

 

«Échangeriez-vous votre vie réelle, marquée par des frustrations et des déceptions, des succès partiels et des rêves inaccomplis, contre une vie d'expériences désirables mais complètement artificielles, provoquées par des moyens chimiques ou mécaniques ?(...) Nous avons une certaine tendance à l'inertie. Nous ne voulons pas changer trop brutalement d'état, et c'est ce qui justifie la prédiction que nous refuserons la machine à expérience. Toutefois, selon le même modèle, si nous étions branchés sur la machine à expériences nous n'accepterions pas d'en sortir. Ce serait aussi un changement trop brutal qui contredirait notre tendance à l'inertie. L'astuce est d'avoir pensé à cette paire d'hypothèses, et surtout à la seconde qui, si elle était confirmée, prouverait que nous ne sommes pas du tout opposés par principe à vivre dans une machine à expériences.(...) Si nous refusons de nous brancher sur la machine à expériences, ce n'est pas parce que l'expérience compte moins que la réalité ou l'authenticité. C'est parce que nous changerions trop l'état dans lequel nous sommes actuellement.» L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, Ruwen Ogien

 

«Nous sommes tous des machines à survie pour le même type de réplicateurs (les molécules appelées ADN)». Toutefois, «nous, c’est-à-dire nos cerveaux, sommes suffisamment séparés et indépendants de nos gènes pour nous rebeller contre eux.(...) Nous devons enseigner à nos enfants à se comporter de manière altruiste car nous ne pouvons espérer que cette qualité fasse biologiquement partie deux-mêmes.» La culture représenterait le relais de la génétique par une autre sorte de réplicateurs, les mèmes, que N.K. Humphrey caractérise ainsi : «Lorsque vous plantez un mème fertile dans mon esprit, vous parasitez littéralement mon cerveau, le transformant ainsi en un véhicule destiné à propager le mème, exactement comme un virus peut parasiter le mécanisme génétique dune cellule hôte. Ce nest pas seulement une façon de parler. Le mème pour, par exemple, la croyance en la vie après la mortexiste physiquement à plusieurs millions dexemplaires, comme lest une structure dans le système nerveux humain.» Le gène égoïste, Richard Dawkins

 

«Être contraint à extérioriser le passé refoulé, et ce à maintes reprises, est une poussée plus irrésistible que la tendance au plaisir.(...) À chaque répétition, instruit par l'expérience, j'accrois mes connaissances, j'apprends à relativiser; et enfin je consolide mon identité parce qu'à force de répéter je confirme que je suis le même hier et aujourd'hui.» Cependant, ce «qui nous conduit à répéter la même manière d'aimer et de souffrir avec l'amour, la cause qui nous entraîne à revenir inlassablement sur le même type d'attachement affectif, cette cause, c'est le retour dans le présent d'une expérience précoce, fortement excitante et émotionnellement intense.» Or, ce "trauma" «est paradoxalement une drogue, et le traumatisé, un addict de cette drogue.(...) C'est à la fois une souffrance pour le moi conscient et un soulagement pour le ça inconscient.» Mais, grâce à «la reviviscence l'analysant se détache d'une jouissance toxique qui l'aliénait.» Pour cela il lui faut «simultanément ressentir et être conscient de ressentir, se dissocier entre celui qui revit le trauma et celui qui se voit revivre le trauma.» Alors, «le sujet apaisé accepte, voire aime l'inconscient qui le fait tel qu'il est.» L’inconscient, c'est la répétition, J.D. Nasio

 

«Les êtres humains sont conçus pour évaluer leur environnement social et, une fois qu'ils ont découvert ce qui impressionne l'entourage, ils le font.(...) Partout, les gens veulent éprouver de la fierté et non de la honte, inspirer le respect et non le mépris.(...) Ceux qui oublient de quêter l'approbation de leurs pairs sont qualifiés de sociopathes. Quant aux épithètes réservées aux autres qui, à l'inverse, recherchent l'estime avec ardeur – ceux qui font leur "autopromotion", les "arrivistes" –, elles ne font que révéler notre constitutionnel aveuglement : nous faisons tous notre autopromotion, nous sommes tous des arrivistes. Si certains sont gratifiés des épithètes en question, c'est qu'ils se sont montrés si efficaces qu'ils ont provoqué la jalousie, ou si maladroits que leurs efforts pour arriver sont devenus visibles.» Au fond, «les discours sociaux sensés conduire à la vérité – discours moraux, discours politiques et même parfois discours intellectuels – sont, à la lumière du darwinisme, de simples luttes pour le pouvoir.(…) Et cela contribue à nourrir un aspect central de la condition postmoderne : une forte incapacité à prendre les choses au sérieux.» L'animal moral, Robert Wright

 

«Dans nos sociétés, la boussole morale est depuis longtemps incrustée dans les systèmes religieux, tant et si bien qu'on a fini par croire que la morale était le produit des religions, et qu'en dehors de ces dernières les bas instincts animaux nous conduisaient vers de mauvais comportements. Or, l'éthologie, l'étude du comportement animal, nous montre une chose simple : le sens moral préexiste au sens religieux.(...) [Le] modèle darwinien prévoit [en effet] que les idées possédant une forte valeur sélective, c'est-à-dire celles qui améliorent la capacité d'une lignée à survivre, auront tendance à devenir des inclinations naturelles, des injonctions intuitives... c'est-à-dire des codes moraux.(...) Partout, les religions confisquent le domaine de la morale. Ce domaine de l'ordre de l'intuitif, de l'indicible, de l'émotif, qui structure notre vision du monde, nous est si précieux que toute atteinte à son égard est vécue comme une injure personnelle. Quoi d'anormal à ce que la théorie de l'évolution, qui ébranle (…) les murs du système religieux, produise une réaction forte de la part de ceux qui voient en elle (par erreur) la sape des fondements de leur moralité ?» L'ironie de l'évolution, Thomas C. Durand

 

«La justice semble plutôt bénéficier aux autres, et travailler au désavantage de celui qui est juste.(...) Nous supposerons qu'un athée pur et dur demande "pourquoi devrais-je être juste ?".(…) Sommes-nous prêts à répondre "Pour ce qui est de vous seul, vous vous porteriez mieux en étant injuste, mais il est important pour nous autres que vous soyez juste" ?(...) Même si la pratique de la justice pouvait en général être comprise comme émanant d'une bienveillance universelle,(...) il est indéniable que bien des gens n'ont pas ce désir.(...) Un millier de fortes personnalités pourront dire qu'on ne leur a donné aucune raison de pratiquer la justice, et bien plus pourraient en dire autant s'ils n'étaient trop timides ou trop stupides pour remettre en question le code de conduite qu'on leur a appris.(...) Probablement l'heureux homme injuste est-il censé être (...) un menteur et un acteur très habile, déguisant la plus totale injustice sous l'apparence de la justice (...) même aux yeux de ses proches.(...) [Mais] le prix de sa vigilance serait exorbitant.(...) Les choses étant ce qu'elles sont, la supposition que l'injustice est plus profitable que la justice est très douteuse, même si, comme la lâcheté ou l'intempérance, il puisse lui arriver à l'occasion d'être profitable.» Les croyances morales, Philippa Foot

 

«Le devoir-faire dépend du désir.(...) Les gens approuvent la monogamie parce qu'ils participent au mode de vie monogame ; et non : ils participent au mode de vie monogame parce qu'ils approuvent la monogamie.(...) Les jugements moraux ordinaires comportent une prétention à l'objectivité, une supposition selon laquelle il existe des valeurs objectives justement au sens auquel je m'efforce de les rejeter.(...) Cette supposition a été incorporée aux significations de base, conventionnelles, des termes moraux.(...) La revendication d'objectivité, bien qu'incrustée dans notre langage et notre pensée, ne se valide pas d'elle-même. Elle peut et elle devrait être mise en question. Cependant, le rejet des valeurs objectives devra être mis en avant, non pas en tant que résultat d'une approche analytique, mais comme une "théorie de l'erreur", une théorie selon laquelle bien que la plupart des gens en faisant des jugements moraux prétendent implicitement, entre autres, se référer à quelque chose d'objectivement prescriptif, ces revendications sont fausses.» La subjectivité des valeurs, John Machie

 

Tandis que Platon représente «l'homme mauvais comme victime d'une compulsion, un déchet peu enviable», pour Aristote, «cet homme a une mauvaise conception de ses intérêts.» D'un autre côté, «nombre de personnes sont détestables parce qu'elles sont malheureuses», alors que «certains qui ne sont pas détestables mais s'efforcent d'être généreux et de satisfaire l'intérêt d'autrui sont malheureux», sans doute «victimes d'une suspension de l'affirmation de soi.» Est remarquable surtout le cas du «personnage qui est assez détestable, pas du tout malheureux mais dangereusement florissant, selon tous les critères éthologiques de l'apparence externe, l'œil clair et le poil brillant. Pour ceux qui veulent fonder la vie éthique sur la santé psychologique, l'existence de semblables personnages cause un réel problème.» En définitive, «parvenu au temps de la réflexion mature, je suis ce que je suis devenu, et ma réflexion, même si elle concerne mes dispositions, doit simultanément les exprimer.(...) Vu de l'extérieur, ce point de vue appartient à une personne en qui les dispositions éthiques acquises sont plus profondément ancrées que d'autres désirs et préférences.» L'éthique et les limites de la philosophie, Bernard Williams

 

 

Du point de vue schizoïde

 

«Le sujet, chez Kant, constitue son expérience par ses formes a priori, et la nature toute entière.(...) Nous ne connaissons la réalité que pour autant qu'elle nous apparaît à travers le temps, l'espace, la causalité.(...) Ce sujet ne connaît jamais, non seulement la chose en soi, mais aussi la pure moralité. L'acte libre, par lequel seul il atteint la réalité nouménale, il peut certes l'accomplir, mais jamais le constater.(...) La philosophie de Kant se tient pour ainsi dire sur une crête de la condition humaine.(...) La tentation est forte de se laisser glisser, à partir de cette crête, sur l'un ou l'autre versant.(...) Sur l'un de ces versants, les penseurs venus après Kant en sont venus à exclure les noumènes.(...) Du moment qu'on ne les rencontre jamais dans l'expérience, ils n'ont pour nous aucune réalité.(...) La seule connaissance légitime est expérimentale.(...) Sur le plan moral, il ne s'agit plus que de rechercher l'utile. Le succès engendre la valeur.(...) [A contrario,] quand les penseurs d'après Kant se laissèrent glisser sur [le] deuxième versant, ils s'attribuèrent, en tant que sujets, précisément ce que Kant leur refusait, à savoir la connaissance et la maîtrise de la réalité nouménale. C'était là, selon Kant, s'égarer dans le fantastique.» L'étonnement philosophique, Jeanne Hersch

 

«Le rejet de l'anthropomorphisme par la science a abouti à une situation paradoxale, où l'homme se retrouve seul avec lui-même.(...) La seule ressource qui lui reste, pour prévenir l'angoisse qui monte, est de se transformer à son tour en objet.(...) Pour ce faire, le sujet a été mis de côté, avec l'espoir que peu à peu il se fondrait dans l'ensemble.(...) Le neuronal, censé tout expliquer, procède lui-même d'une projection du psychisme sur la matière. [Certes,] la matière conditionne la pensée, mais ce conditionnement est relatif à la pensée qui le reconnaît.(...) En allant jusqu'à admettre qu'on parvienne à rendre compte du comportement des êtres humains de façon à pouvoir les assimiler à des machines, on ne pourrait d'ailleurs toujours pas dire qu'on est soi-même une machine.(...) Certains vont jusqu'à prétendre que la conscience (...) est un phénomène récent, presque historique, dont l'existence pourrait également s'avérer provisoire.(...) Ce n'est pas que (...) l'angoisse aurait trouvé un remède, c'est que son support même aurait cessé d'exister.(...) La science achevée, qui ferait coïncider la pensée avec l'action tout en la soumettant à la fatalité de la matière, transformerait l'homme en marionnette divine.» Itinéraire de l'égarement, Olivier Rey

 

«J'ai emprunté à Husserl le terme de "responsabilité de soi" pour décrire ce que Locke partage avec Descartes (...) et qui touche à la manière dont la raison désengagée moderne s'est opposée à l'autorité.(...) La liberté est difficile ; il est difficile de s'en remettre à soi pour suivre sa propre démarche de pensée.(...) Je crois que le thème moderne de la dignité de la personne humaine (…) procède de cette intériorisation.(...) [Dans le même temps,] nous devons objectiver le monde, y compris notre propre corps, et cela signifie qu'il faut en arriver à les considérer de manière mécaniste et fonctionnelle, à la façon d'un observateur extérieur désengagé.(...) C'est l'image d'un être humain d'un point de vue qui appartient complètement à la troisième personne. Le paradoxe est que ce point de vue austère se rattache au fait d'accorder un rôle essentiel à la position de la première personne ou plutôt qu'il se fonde sur ce fait.(...) Ce moi qui émane de l'objectivation et du détachement de notre nature donnée ne peut s'identifier à rien de ce donné.(...) L'objectivité radicale n'est intelligible et possible que par la subjectivité radicale.» Les sources du moi, Charles Taylor

 

«Nous pouvons dire que la sociologie et la psychologie sont des sciences de niveau supérieur et la chimie et la physique des sciences de niveau inférieur. Les ennuis commencent quand les philosophes introduisent des niveaux de réalité qui correspondent aux niveaux pris en ce sens.(...) Pour ajouter la conscience, Dieu aurait besoin d'ajouter de nouvelles lois fondamentales de la nature. Ces lois de la nature fonderaient l'émergence de la conscience sur des processus physiques non conscients.(...) Lorsque tout cela est assemblé, le résultat apparaît tristement ad hoc.» Dans le même ordre d'idée, «la distinction entre objectif et subjectif est l'expression d'une tentative malheureuse de saisir la distinction entre le fait d'être dans un état donné de conscience et le fait d'observer (simplement) cet état.(...) C'est traiter imprudemment ensemble épistémologie et ontologie.(...) Vous pouvez réfléchir à vos états de conscience, mais une réflexion comme celle-là n'est pas requise pour la conscience de la conscience ordinaire.» Du point de vue ontologique, John Heil

 

«La dissonance cognitive peut être considérée comme une condition préalable entraînant une action visant à sa réduction, tout comme la faim entraîne une action visant à la satisfaire.(...) Un individu ne pouvant tolérer qu'un faible niveau de dissonance serait, probablement, incapable de l'assumer et se démènerait pour l'éliminer.(...) Si une telle personne, pour qui celle-ci est particulièrement difficile à supporter, cherche à éviter son apparition, on s'attendrait à ce qu'elle cherche à éviter de prendre des décisions, voire qu'elle devienne incapable d'en prendre.(...) Pour éviter toute dissonance post-décisionnelle, certaines personnes adoptent des positions de manière automatique, sans aucune action de leur part. Elles optent parfois pour un rôle passif vis-à-vis de l'environnement.(...) Une décision a été adoptée, mais la personne n'y a pris aucune part. Il lui sera alors possible d'éviter en partie une dissonance post-décisionnelle en invalidant sans délai ce qui a été décidé.» Une théorie de la dissonnance cognitive, Leon Festinger

 

«Les opérations sociales de l'esprit humain, par exemple promettre, contracter, conclure une alliance, peuvent être analysées en une composition d'opérations solitaires de l'esprit.» Or, forcément, «nos solitaires auraient des relations intersubjectives.(…) Rien n'interdit de leur donner également des capacités de sympathie et d'empathie. La seule chose que nous leur refusons est la communication intentionnelle.» En effet, «si je déclare mon opinion, alors il me suffit de l'énoncer, je n'ai pas à l'attribuer à qui que ce soit. C'est à vous qu'il reviendra de me l'attribuer.(...) En disant "je pense", je m'exprime comme si les pensées qui me viennent étaient réellement mes pensées, comme si elles étaient attribuables à un moi, c'est-à-dire un sujet pensant en moi.» Mais, «ce que je ne peux pas faire, c'est penser à la fois qu'il pleut et que ce que je pense est faux, donc que j'ai tort de le penser.» Dès lors, «je sais bien que telle histoire n'est pas vraie (je n'y crois pas), mais quand même j'agis comme quelqu'un qui y croit. C'est la formule par laquelle Mannoni a subtilement saisi les situations dans lesquelles le sujet des croyances se montre divisé.» Le parler de soi, Vincent Descombes

 

«On répugne à penser qu'en matière de désir, les adultes se conduisent comme des enfants, surtout dans un monde aussi individualiste que le nôtre (...). Nous avons beau hautement revendiquer l'inaliénable propriété de nos désirs, nous nous imitons les uns les autres non moins furieusement que les enfants, sauf que, à la différence des enfants, nous sommes honteux d'imiter et tentons de le cacher.(...) Quand on emprunte les désirs de ceux qu'on admire, on se trouve contraint de jouer le jeu mortellement sérieux de la rivalité mimétique. Perdre, c'est voir ses modèles contrecarrer ses désirs et se sentir d'autant plus rejeté et humilié qu'on les admire. Mais leur victoire confirmant leur supériorité, on les admire plus que jamais, si bien que le désir s'intensifie. À mesure que la confiance accordée aux modèles diminue, diminue la confiance en soi, d'où un sentiment de frustration qui s'aiguise avec le temps : nous finissons par transformer tous les modèles en rivaux et en obstacles avant de convertir automatiquement, par l'effet d'une logique perverse qui accélère le processus, les obstacles en modèles. Nous voilà devenus, si j'ose dire, des maniaques de l'obstacle, incapables de désirer en l'absence d'un modèle-obstacle.» La voix méconnue du réel, René Girard

 

«L'homme immoral au gré de Nietzsche n'est pas seulement un ennemi, généralement déguisé, du réel ; il est d'abord un ennemi (...), un bourreau de soi-même. D'où la critique nietzschéenne du remords.(...) Le vicieux selon Nietzsche est un souffrant dans l'exacte mesure où reste en souffrance l'acte qu'il aimerait accomplir. Il ne suffit donc pas de dire qu'il est l'homme du ressentiment, l'homme "réactif", capable non d'action mais seulement de réaction ; il faut encore ajouter que toute la réaction dont il est capable est impuissante à se constituer en acte, et que dans cette impuissance réside son principal motif de souffrance et de haine.(...) C'est pourquoi la négativité la plus profonde est traquée par Nietzsche non dans les expressions du non mais dans les expressions suspectes du oui, – soit dans les discours moral, métaphysique et ontologique, qui opposent respectivement le souci d'un bien à la jouissance de toute bonne chose, le souci d'une essence générale à la jouissance de toute chose singulière, le souci d'un être à la jouissance de toute chose existante. Autant de faux oui, aux yeux de Nietzsche, qui trahissent le non qu'ils n'ont pas pu ou osé prononcer.» notes sur Nietzsche, Clément Rosset

 

«Comprendre qu'il n'y a pas de but, ni d'idée qui vaille qu'on se sacrifie pour elle, ni de saint auquel se vouer, est l'une des conditions d'accès à la vie bonne.(...) Il n'y a rien de mieux à espérer que ce qui s'offre ici et maintenant.» Aussi «débarrassons-nous au plus vite de l'opinion selon laquelle il nous incomberait de faire des choix.» Car, lorsque «nous nous efforçons de trancher sans délai, que nous nous sentons sommés de prendre parti, la chose est douloureuse et tout se passe comme si nous nous privions d'une potentialité, comme si nous annulions l'une de nos puissances d'agir, autrement dit, comme si nous nous divisions.» On peut y voir «une conséquence de la propagation dans le grand public d'une philosophie de l'existence qui n'est pas très éloignée de celle de Foucault, centrée sur l’idée qu'il faut prendre soin de soi et agir constamment selon un idéal de perfection.» Mais, «une fois que nous avons neutralisé le poison des idéologies, des fausses croyances et des grandes idées vagues,(...) nous devenons capables de moduler notre comportement selon nos tendances et les événements extérieurs; notre désir se coule naturellement dans le monde.» Comment vivre lorsqu'on ne croit en rien ?, Alexandre Lacroix

 

 

Sur la voie d'un cœur léger

 

«L'équilibre psychique, condition essentielle du bonheur et de l'optimisme, est d'une valeur inestimable pour le bien-être de la communauté et de l'individu. Seulement nous en sommes privés autant qu'il nous est infiniment précieux.(...) Le doute, première conséquence de la faiblesse psychique, constitue le facteur propre de la formation des obsessions. Ayant d'abord pour fonction de remplir des exigences pressantes de sécurité, il finit par engager l'affectivité et la pensée dans la voie indissociable de l'automatisme et de l'intensité pathologiques, en établissant la domination d'une fatalité purement obsessionnelle. Le sujet se trouve à redouter non pas le danger présent et objectif, mais juste le danger possible, subjectif, si minimes qu'en soient les chances. Il s'épuise, se tourmente comme si cela le met réellement à l'abri du danger redouté et lui en neutralise les conséquences.(...) Ainsi, la névrose ne se forme pas à notre insu pour en subir plus tard les conséquences, bien au contraire c'est à partir de la conscience que s'entame le développement névrotique de la personnalité. L'inconscient tout seul se montre incapable de nous communiquer des recettes pathologiques indépendamment de notre participation.» Origine et nature de la névrose, Georges Abi Agaeb

 

«Je définirais l'exercice spirituel comme une pratique volontaire, personnelle, destinée à opérer une transformation de l'individu.(...) Les stoïciens disaient toujours : il faut penser que la mort est imminente ; mais c'était moins pour se préparer à la mort que pour découvrir le sérieux de la vie.(...) Le souci de soi consiste à prendre conscience de ce qu'on est réellement, c'est-à-dire finalement de notre identité avec la raison.(...) À partir du moment où on essaie de se soumettre à la raison, on est presque nécessairement obligé de renoncer à l'égoïsme.(...) Il faut que la bonté soit un instinct : on doit faire le bien comme l'abeille fait son miel et ne cherche rien de plus.(...) Chaque moment présent peut donc être un moment de bonheur, qu'il soit plaisir d'exister ou joie de bien faire.(...) C'est cela que j'appelle la conscience cosmique.(...) On ne produit pas à volonté ce frisson sacré, mais, dans les rares occasions où il nous saisit, il ne faut pas chercher à s'y soustraire, parce qu'il nous faut avoir le courage d'affronter l'indicible mystère de l'existence.» La Philosophie comme manière de vivre, Pierre Hadot

 

La psychologie d'Aristote «définit les critères de l'acte consenti, compris non pas comme l'acte dont le principe serait la volonté, mais comme ce qui peut être attribué à un agent.(...) Le consentement, absent du principe de l'action, refait surface dans sa considération rétrospective.» Au contraire pour les stoïciens, «en consentant, je dis oui au Tout, je m'inscris dans ce Tout. Je me recentre sur moi-même, et en même temps, je me fonds dans l'immensité de l'univers.(...) Je ne suis ni mon corps, ni même mon souffle vital (pneuma), mais mon moi est dans le principe directeur, la raison.» Pour autant, «l'attitude volontariste consistant à croire en son indépendance revient à vivre comme un étranger dans le monde.(...) Et c'est en se révoltant contre l'ordre du monde ou en espérant pouvoir contrôler intégralement ce qui nous arrive que nous sommes emportés contre notre gré par le Destin.(...) La punition de ceux qui n'acceptent pas les choses est d'être précisément comme ils sont, soit mécontents et malheureux.» Car, «je ne consens que parce que je comprends.» Perspectives antiques sur la philosophie du consentement, L. Monteils-Lang

 

«Spinoza ne nie pas qu'il existe une forme de dualité en nous, mais celle-ci ne se situe pas, comme le pensaient Descartes et les moralistes chrétiens, entre le corps et l'esprit, entre la raison et les passions, mais entre la joie et la tristesse.(...) La joie est l'affect fondamental qui accompagne toute augmentation de notre puissance d'agir, comme la tristesse est l'affect fondamental qui accompagne toute diminution de notre puissance d'agir. L'objectif de l'éthique spinoziste consiste, dès lors, à organiser sa vie grâce à la raison pour diminuer la tristesse et augmenter la joie jusqu'à la béatitude suprême.(...) La liberté s'oppose à la contrainte, mais non à la nécessité.(...) Cette conception rejoint celle de l'hindouisme et du bouddhisme, qui affirment le même déterminisme cosmique et la même possibilité d'atteindre la joie parfaite, à travers une connaissance véritable qui procure la libération.(...) Cette saisie intuitive nous procure la plus grande félicité, la joie la plus parfaite, car elle nous fait entrer en résonance avec l'univers entier.» Le miracle Spinoza, Frédéric Lenoir

 

«Il n'est de joie que folle.(...) Car elle consiste en une folie qui permet paradoxalement – et est la seule à le permettre – d'éviter toutes les autres folies, de préserver de l'existence névrotique et du mensonge permanent. À ce titre elle constitue la grande et unique règle du "savoir-vivre".(...) La joie constitue la force par excellence, ne serait-ce que dans la mesure où elle dispense précisément de l'espoir, – la force majeure en comparaison de laquelle toute espérance apparaît comme dérisoire, substitutive, équivalant à un succédané et à un produit de remplacement.(...) Affirmer le caractère névrotique de l'espérance peut certes sembler paradoxal : puisqu'on tient généralement celle-ci pour une vertu, c'est-à-dire une force. Pourtant il n'est pas de force plus douteuse que l'espérance.(...) Car il n'est guère de souci de mieux-vivre, surtout lorsque celui-ci prend le pas sur toute autre attention prêtée à l'existence, qui ne soit l'expression directe, ou à peine voilée, de cette incapacité à vivre tout court à laquelle se résume l'essentiel du dérangement mental.» La Force majeure, Clément Rosset

 

«Goethe est convaincu que l'aspiration à l'inconditionné, à la totale liberté de la volonté est nuisible à l'action humaine.» Il évite cet écueil «grâce à un stratagème qu'il pratique souvent, en confiant cette soif de l'illimité à l'un de ses personnages (...) : ayant objectivé ainsi ce sentiment, il peut prendre ses distances avec lui.» De même, «si Goethe ne se suicide pas, ce n'est pas parce qu'il a élaboré un bon raisonnement ; c'est que, ayant tenté le geste, il n'y arrive pas : son désir de vivre est trop fort. Mais, une fois ce constat formulé, il choisit de mettre sa réflexion en accord avec son être, et renonce donc aux rêveries morbides. Il y parvient en se voyant comme du dehors : un jeune homme qui, tous les soirs en se couchant, fait une tentative de suicide mais ne se décide pas à verser la moindre goutte de sang ! Il y a là de quoi rire : le rire naît en effet de ce regard porté sur soi de l'extérieur.(...) Il ne s'agit pas de se ménager une évasion dans un monde plus agréable que celui où nous habitons, mais de s'élever au-dessus de sa propre expérience, de la voir comme à travers les yeux d'un autre et d'inscrire ainsi son destin dans la marche du monde.» Un profil de Goethe, Tzvetan Todorov

 

C'est «le pouvoir de connaître la gratitude qui doit apporter le bonheur et nous délivrer de la rancune et de l'envie.(...) Lorsque l'amour peut être suffisamment rapproché de la haine et de l'envie (...) ces affects deviennent supportables et diminuent d'intensité.» En particuliers, «l'angoisse, qui correspond à la crainte de détruire l'objet aimé par des sentiments hostiles, décroît lorsque ces sentiments sont mieux reconnus et se trouvent intégrés à la personnalité.» Mais, «rares sont ceux qui, suffisamment tolérants, peuvent supporter une accusation – même implicite – qui chercherait d'une certaine façon à les rendre coupables.» En revanche, «le monde extérieur réagit de façon très différente lorsque l'angoisse de persécution se fait moins intense et que la projection, en attribuant aux autres des sentiments bienveillants, ouvre la voie à la sympathie.» En effet, «il faut pouvoir ressentir la joie pour être capable de cette résignation qui permet de prendre plaisir à ce qui est effectivement disponible.(...) Celui qui peut se réjouir généreusement de la créativité et du bonheur des autres ne souffre pas des tourments de l'envie, de la revendication et de la persécution.» Envie et gratitude, Mélanie Klein

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