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LE MONDE UN, ceci n'est pas un exercice

10 juillet 2019

1. Temps incertains

 

 

 

 

L'humeur du temps

 

«On ne croit à l'éventualité de la catastrophe qu'une fois celle-ci advenue, telle est la donnée de base. On ne réagit qu'à son actualité – donc trop tard.(...) Lorsque le principe de précaution énonce que l'incertitude scientifique ne doit pas retarder la mise en œuvre d'une politique de prévention, il se trompe complètement sur la nature de l'obstacle.(...) La catastrophe n'est pas crédible, tel est l'obstacle majeur.(...) L'heuristique de la peur, ce n'est pas de se laisser emporter par un flot de sentiments en abdiquant la raison ; c'est faire d'une peur simulée, imaginée, le révélateur de ce qui a pour nous valeur incomparable.(...) J'ai plaidé avec Jonas qu'on ne pouvait faire l'économie de la métaphysique. Comme cette dernière, la théologie est, ou peut être, une discipline rationnelle.(...) Posant comme Illich "la question de savoir si, sans le rétablissement de la catégorie du sacré qui a été détruite de fond en comble par l'Aufklärung scientifique, nous pouvons avoir une éthique capable d'entraver les pouvoirs extrêmes que nous possédons aujourd'hui", il conclut sans ambiguïté : "Une Religion absente ne saurait décharger l'éthique de sa tâche".» Pour un catastrophisme éclairé, Jean-pierre Dupuy

 

L'Homo mysticus du XXIème siècle «commence à se faire une place au moment où nous nous trouvons dans un vide inquiétant de modèles disponibles, après avoir connu ceux du chevalier au Moyen Age, de l’honnête homme et du gentleman aux siècles postérieurs. En Orient, c’étaient le sage ou le samouraï.» De nos jours, le courant du «développement personnel entretient ainsi l’espoir, probablement chimérique, que l’on pourrait se conduire à la fois comme un battant et un sage, un homme d’affaires et un yogi, un capitaine d’industrie et un maître spirituel.» Alors prend forme un "matérialisme mystique", «un mysticisme sans mystère et sans foi, un mysticisme de l'immanence.(...) Ce que les mystiques expérimentent, c’est la présence de l’absolu. Or, si l’absolu est là, on n’a pas besoin de l’Église, ni même de religion. Inversement, ne pas croire en Dieu, cela n’impose pas de renoncer à toute vie spirituelle, ni même à toute expérience mystique.(...) À quoi bon croire, quand on peut connaître ? Espérer, quand on peut aimer ? Prier, quand on peut contempler ? C’est la différence entre le sage et le saint. Qu’est-ce que la sagesse, sinon une spiritualité laïque ?» Le XXIème siècle sera mystique, Jean Vernette

 

«La formule sociologique du naturalisme est la plus simple à définir, la plus intuitive aussi, car elle correspond au sentiment d'évidence absolue que la doxa moderne a instillé en nous. C'est celle que l'on apprend à l'école, que les médias transmettent, que la pensée savante élabore et commente : les humains sont distribués au sein de collectifs différenciés par leur langue et leurs mœurs – les cultures –, excluant ce qui existe indépendamment d'eux – la nature.» De son côté la pensée analogique «est un rêve herméneutique de complétude qui procède d'un constat d'insatisfaction: prenant acte de la segmentation générale des composantes du monde sur une échelle de petits écarts, il nourrit l'espoir de tisser ces éléments faiblement hétérogènes en une trame d'affinités et d'attractions signifiantes ayant toutes les apparences de la continuité.(...) Des chaînes de causalité transitive aussi longues et luxuriantes ne se rencontrent guère dans les ontologies animiques ou totémiques, et elles ne subsistent plus dans le naturalisme contemporain qu'à l'état de fragments, survivances nostalgiques d'une époque enchantée où puisent amateurs d'horoscopes, adeptes de médecines douces et fidèles des sectes New Age.» Par-delà nature et culture, Philippe Descola

 

«L’homme est devenu pour ainsi dire une sorte de “dieu prothétique”, dieu certes admirable s’il revêt tous ses organes auxiliaires, mais ceux-ci n’ont pas poussé avec lui et lui donnent souvent bien du mal.» C'est ainsi qu’il «devient névrosé parce qu'il ne peut supporter le degré de renoncement exigé par la société au nom de son idéal culturel.(...) La civilisation néglige tout cela, elle se borne à décréter que plus l’obéissance est difficile, plus elle a de mérite.(...) L’éthique dite naturelle n’a rien ici à offrir que la satisfaction narcissique de pouvoir nous estimer meilleurs que les autres.» De son côté, «en fixant de force ses adeptes à un infantilisme psychique et en leur faisant partager un délire collectif, la religion réussit à épargner à quantité d'êtres humains une névrose individuelle, mais c'est à peu près tout.(...) Quand le croyant se voit en définitive contraint d'invoquer les "voies insondables de Dieu", il avoue implicitement que, dans sa souffrance, il ne lui reste, en guise de dernières et uniques consolation et joie, qu'à se soumettre sans conditions. Et s'il est prêt à le faire, il aurait pu sans doute s'épargner ce détour.» Malaise dans la civilisation, Sigmund Freud

 

«La raison d'être de la politique est la liberté, et son champ d'expérience est l'action. Cette liberté (…) est l'opposé même de la "liberté intérieure".(...) L'espace intérieur où le moi est à l'abri du monde ne doit pas être confondu avec le cœur ou l'esprit, qui existent et fonctionnent tous deux seulement en interrelation avec le monde.(...) Ce sens commun – que le Français nomme suggestivement le bon sens – nous révèle la nature du monde dans la mesure où il est un monde commun.(...) Juger est une importante activité – sinon la plus importante, en laquelle ce partager-le-monde-avec-autrui se produit.(...) L'idée selon laquelle je peux choisir de faire tout ce que je désire et qu'il en sortira toujours une espèce de "sens",(...) cela démontre le plus clairement possible que dans ces conditions il n'y a ni nécessité ni sens.(...) Le courage libère les hommes de leur souci concernant la vie, au bénéfice de la liberté du monde.(…) Telle était la raison de l'anathème jeté par la pensée grecque sur toute la sphère de la vie privée, dont l'"idiotie" consistait en cela qu'elle se préoccupait seulement de survie.» La crise de la culture, Hannah Arendt

 

"Si je ne suis pas sincère, je rate ma vie", "être sincère envers moi-même signifie être fidèle à ma propre originalité", "nous avons besoin des autres pour nous accomplir mais pas pour nous définir", voilà sur quelles maximes se fonde "l'idéal moderne de l'authenticité." Or, «le problème à propos de l'identité personnelle originale et qui émane de l'intérieur, c'est qu'elle ne dispose pas de reconnaissance a priori. Elle doit se la mériter à travers l'échange.(...) Nos sentiments, d'une certaine façon, ne sont jamais un principe suffisant pour faire respecter notre position.» De plus, «en abolissant tout horizon de signification, l'anthropo-centrisme nous menace d'une perte de sens et donc d'une banalisation de notre destin.» En somme, «si être authentique, c'est être sincère avec soi-même, recouvrer son propre "sentiment de l'existence", nous ne pouvons alors y parvenir pleinement qu'en reconnaissant que ce sentiment nous relie à un tout plus vaste», c'est-à-dire «une réalité supérieure qui possède une signification indépendante de nous ou de nos désirs.» Car, «ce n'est pas moi qui détermine quelles questions comptent.» Le malaise de la modernité, Charles Taylor

 

Le monde moderne est toujours plus sous une «emprise symbolique du "génie électronique", qui s'impose et s'étend par la force de ses innombrables "miracles quotidiens", se révélant dorénavant comme une sorte d'entité religieuse diffuse et impersonnelle,» suscitant «une foi ambiante en un "réenchantement possible du monde".» De sorte qu’un «mouvement de "délégation" non délibéré (...) s'est peu à peu constitué, à l'attention de "systèmes intuitifs" ou d'une sorte d'humanité parallèle chargée d’œuvrer à la "bonne conduite" du monde.» Au final, «c'est le sujet moderne qui peu à peu se dissout, celui issu de la tradition humaniste instituant l'individu comme un être singulier et libre, pleinement conscient et responsable de ses actes. C'est le pouvoir du politique fondé sur la délibération et l'engagement de la décision qui s'effrite, pour progressivement concéder à des résultats statistiques et à des projections algorithmiques le soin d'instruire et de décider de choix publiques.» L'humanité augmentée, Éric Sadin

 

«L’homme de l’humanisme classique est un homme “dirigé de l’intérieur”. De cette conception découlent des schémas comme celui de la “profondeur des sentiments” ou de la “richesse de la vie intérieure”.(...) L'homme moderne est d'abord un "être communicant". Son intérieur est tout entier à l'extérieur.» Ce qui nous met en présence d’un monde « où les êtres n'existent pas par eux-mêmes mais uniquement dans leurs rapports mutuels.» Il s’ensuit que «la recherche des valeurs se tourne vers l'extérieur.(...) Il n’y a pas de vérité mais uniquement des points de vue.» Dès lors deux sentiments s’opposent: «Pour les uns, une nouvelle révolution est en train de réaliser sous nos yeux l’idéal de l’émancipation de l’homme, pour les autres, ce monde est désormais (…) un monde de “socialité vide”…». L’utopie de la communication, Philippe Breton

 

«Les cultures élevées et les sociétés modernes apparaissent comme de gigantesques convertisseurs des narcissismes.(…) Tous ces collectifs exigent de leurs membres un prix pour leur appartenance, mais, tant qu’ils obtiennent leur succès de groupe, ils [les membres] se dédommagent par des accès privilégiés aux convictions et aux moyens de pouvoir permettant de vivre, avec une évidence suffisante, l’avantage d’être soi-même.(...) Comment dire à l’âme qui croit à elle-même et à son salut que, selon les découvertes les plus récentes, il n’y a pas d’âme ? Du côté de l’agresseur, ce problème de communication reste bien supportable, jusqu’à nouvel ordre, parce que le narcissisme de l’instructeur trouve largement son compte dans la transmission des messages déconstructifs.» En revanche, «celui qui ne peut se présenter en personne comme inventeur ou intermédiaire d’une vexation a toutes les chances d’atterrir au large pied de la pyramide, où se tiennent les consommateurs finaux des informations qui détruisent le narcissisme, abandonnés tout seuls au désavantage d’être eux-mêmes. La perception de ce désavantage s’exprime de manière typique dans la dépression.» La vexation par les machines, Peter Sloterdijk

 

 

Une place dans l'univers

 

«Le Corps social “absorbedes quantités d’hommes et de femmes qui sont appelés à jouer un rôle opératoire (énergétique), tandis qu’un certain nombre d’autres, n’ayant que peu ou pas du tout de potentiel énergétique, apparaissent comme résiduels et sont, comme tous les résidus, voués à l’élimination.» On observe alors un «déploiement de stratégies automatiques de régulation que le Système mettrait en place, d’une manière quasi universelle, pour assurer son homéostasie.» Aboutissant à «trois conséquences favorables pour la vie du groupe: assigner une place et une forme au désordre; assurer la cohérence sociale et le maintien des stables dans la stabilité; exonérer les éventuels sentiments de faute et de culpabilité», qui est «la première raison d’être des boucs émissaires.» Le terme d’abdiction indiquerait «un ensemble d’attitudes et de conduites, caractérisées par la dépréciation de soi, le renoncement à soi, l’incapacité à être ce que l’on pourrait être.» Ces mécanismes «font des hommes et des femmes en état d’abdiction les “collaborateurs”, le plus souvent involontaires et inconscients, des processus régulateurs de la vie communautaire.» La malchance sociale, Pierre Mannoni

 

«La compagnie des snobs a le pouvoir d’exaspérer et d’attrister parce que nous sentons que bien peu de ce que nous sommes en profondeur (c’est-à-dire, de ce que nous sommes en dehors de notre statut social) sera capable d’influer sur leur attitude envers nous.(...) Peut-être ce caractère conditionnel de leur estime ou affection nous peine-t-il parce que l’amour adulte garde pour modèle l’amour inconditionnel d’un parent pour un enfant.(…) Ce n’est que plus tard, quand on grandit, que l’affection commence à dépendre de ce qu’on s’avère capable d’accomplir: être poli, réussir à l’école et, une fois adulte, acquérir distinction et prestige.(...) Avec l’émergence d’une méritocratie économique, les pauvres cessèrent, dans certains milieux, d’être considérés comme des “malheureux” suscitant la mauvaise conscience et la charité des riches, pour être considérés comme des “ratés”.(...) Les réussites ne sont pas attribuées, comme dans le passé, à la chance, à la providence ou à Dieuce qui reflète la tendance des sociétés laïques modernes à croire plutôt au pouvoir de la volonté individuelle.» Du statut social, Alain de Botton

 

«Certains individus, ne parvenant pas à atteindre les buts fixés par la culture (la réussite sociale) sont frustrés et attribuent leur sort à la malchance. En d’autres termes, ces personnes croient qu’il faut plus de chance que de mérite pour réussir. Il en résulte pour ces personnes une perte du sens et des normes (il ne peut en effet exister aucune norme dans une société uniquement régie par le hasard).» Or, une règle «n’est pas l’élément extérieur qu’il faut intérioriser. Elle est à inventer ou à réinventer en fonction des perspectives que l’on prend, des problèmes qu’il importe de résoudre, des points de vue dont il faut tenir compte… C’est donc une véritable activité intellectuelle naissant à travers les interrelations sociales.(...) Il semble bien que les délinquants éprouvent plus de mal que les autres à “décentrer” leur propre moi, à essayer de se mettre à la place de l’autre et surtout, à renoncer, dans l’intérêt de l’autre, à certains de leurs désirs immédiats.» De fait, le délinquant «établit des liens superficiels et transitoires ayant surtout pour but de satisfaire ses plaisirs ou de lui être utile.(…) Malgré une apparence d’attachement, sa relation n’est pas réellement engageante.» Psychologie de la délinquance, Michel Born

 

Dans la société moderne, la solidarité est «conditionnée par des relations d'estime symétrique entre des sujets individualisés (et autonomes); s'estimer, en ce sens, c'est s'envisager réciproquement à la lumière de valeurs qui donnent aux qualités et aux capacités de l'autre un rôle significatif dans la pratique commune. Des liens de ce type (…) ne suscitent pas seulement une tolérance passive, mais un véritable sentiment de sympathie pour la particularité individuelle de l'autre personne.(...) Le lien entre l'expérience de la reconnaissance et l'attitude du sujet envers lui-même résulte de la structure intersubjective de l'identité personnelle.» Or, «parce que l'idée normative que chacun se fait de soi-même (…) dépend de la possibilité qu'il a de toujours se voir confirmé dans l'autre, l'expérience du mépris constitue une atteinte qui menace de ruiner l'identité de la personne tout entière.» Aussi, «cette forme de reconnaissance mutuelle présuppose-t-elle également l'existence d'une organisation sociale dont les fins communes réunissent les individus dans une communauté de valeurs.» Et non pas froidement «dans un système transparent de division fonctionnelle du travail.» La lutte pour la reconnaissance, Axel Honneth

 

«Pour entrer dans l'univers du sens, tout homme doit abdiquer sa prétention à dicter le sens de l'univers, et reconnaître que ce sens dépasse son seul entendement.(...) La langue, la coutume, la religion, la loi, le rite sont autant de normes fondatrices de l'être humain qui, ainsi assuré d'un ordre existant, pourra y inscrire son action, fût-elle contestatrice.» Par exemple, «il est devenu sacrilège de traiter la personne comme une chose et irrationnel de traiter les choses comme des personnes. Cette séparation a ainsi acquis une valeur dogmatique, c'est-à-dire qu'elle a la force d'une évidence qui éclaire l'ensemble de notre vision du monde.(...) Qu'on y voie ou non des "Religions", tous les grands corpus dogmatiques ont en commun de permettre une métabolisation des pulsions de violence et de meurtre, et tous participent à ce titre des savoirs de l'humanité sur elle-même.» En revanche, «dès l'instant qu'il prétend expliquer au nom de la Science le sens de la vie humaine, le scientifique se situe aux antipodes de la démarche scientifique et sombre dans le scientisme.» Homo juridicus, Alain Supiot

 

«Les gens ne peuvent se satisfaire de sentiments misérables pour eux-mêmes. Dans cette perspective, leur action leur paraîtrait dérisoire et ils en éprouveraient nécessairement une anxiété massive. Il faut donc élaborer une théorie implicite de sa propre valeur.» De même, «les gens raisonnent et se comportent comme si le monde était naturellement régi par un principe de justice.(…) Chaque jour, des accidents se produisent et des maladies se déclarent un peu partout. Si on accepte qu'ils sont le fait du hasard, on s'expose soi-même à une fameuse menace.» Ainsi, «sa situation dans le monde inspire à l'individu humain des craintes», conséquences de «ses capacités symboliques qui lui donnent la conscience de sa propre précarité. Si elle est excessive cette lucidité constitue une entrave au déploiement de conduites adaptatives: la crainte est paralysante.» En somme, «l'univers virtuel sur lequel s'appuie l'individu pour ses transactions avec le réel est largement teinté d'irréalisme, du moins pour ce qui concerne ses structures abstraites [postulats]. De cette manière, cet univers remplit des fonctions de bouclier symbolique contre les menaces auxquelles le système symbolique expose l'individu.» Le partage social des émotions, Bernard Rimé

 

Dans un proche avenir, le robot «sera programmé de façon à manifester des réactions relativement imprévisibles, mais toujours acceptables. Son "intelligence" sera de proposer à son utilisateur des situations qu'il n'avait pas anticipées, mais auxquelles il aura les moyens de répondre. Ce rôle dévolu à l'intelligence artificielle est au cœur des jeux vidéo.» Or, «le risque est que l'homme finisse par attendre de ses semblables qu'ils se comportent comme des robots.(...) Des humains parfaits en quelque sorte, qui nous assureraient en toutes circonstances de l'échange, mais jamais du refus, et de la surprise calculée, mais jamais de la trahison.» Cela rejoint l’idée naïve que «se donner un visage heureux serait non seulement la meilleure façon de convaincre ceux que nous rencontrons que nous sommes enviables, mais aussi de le devenir. En réalité, l'homme est partagé à chaque moment entre un désir d'authenticité et un désir de simulation sociale. Et c'est cette tension qui fait sa richesse, son originalité, et évidemment son caractère imprévisible.» Le jour où mon robot m'aimera,Serge Tisseron

 

 

Narcissisme collectif

 

«Tout sujet vient au monde de la société et de la succession des générations avec la mission d'assurer la continuité de l'ensemble auquel il appartient. En échange, cet ensemble doit investir narcissiquement ce nouvel individu. La notion de "contrat narcissique" correspond à l'attribution à chacun d'une place déterminée dans le groupe et indiquée par les voix qui ont tenu, avant l'apparition du nouveau venu, un discours conforme au mythe fondateur du groupe. Ce discours, qui contient les idéaux et les valeurs du groupe et qui transmet la culture de celui-ci, doit être repris à son compte par chaque sujet.» Pour s’en émanciper, il n’y a que «l'esprit critique, du type de ces esprits retors qui se retournent contre eux-mêmes par humour et ironie. Mais même cela, c'est l'esprit de corps. L'esprit raffiné de ceux qui savent se critiquer et par là mieux maîtriser et mieux dominer même le corps dont ils font partie.(...) C'est seulement quand le corps n'est plus pensé comme incarné, et quand la fiction qui le représente n'a plus aucun substrat réel, que la question du faire corps peut s'exprimer en termes d'esprit de corps.» in Esprit de corps, démocratie et espace publique, Claudine Haroche

 

Traditionnellement, «l'homme qui cherche la vérité ultime abandonne la vie sociale et ses contraintes pour se consacrer à son progrès et à sa destinée propres.(...) Le renonçant se suffit à lui-même, il ne se préoccupe que de lui-même. Sa pensée est semblable à celle de l'individu moderne, avec pourtant une différence essentielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui.» Avec les stoïciens «l'individu se suffisant à lui-même demeure le principe, même lorsqu'il agit dans le monde.» Or,  «les actions mondaines, même de la part du sage, ne peuvent être bonnes mais seulement préférables à d'autres : l'adaptation au monde est obtenue par la relativisation des valeurs.» Avec le calvinisme s'institue «l'application systématique aux choses de ce monde d'une valeur extrinsèque, imposée. Non pas une valeur tirée de notre appartenance au monde, de son harmonie ou de notre harmonie avec lui, mais une valeur enracinée dans notre hétérogénéité par rapport à lui : l'identification de notre volonté avec la volonté de Dieu.(...) La vie dans le monde sera conçue comme pouvant être entièrement conformée à la valeur suprême, l'individu-hors-du-monde sera devenu le moderne individu-dans-le-monde.» Essais sur l'individualisme,Louis Dumont

 

«L'esprit scientifique ne peut pas être premier. Il suppose un renoncement à la vieille préférence pour la causalité magico-persécutrice.(...) Aux causes naturelles, lointaines et inaccessibles, l'humanité a toujours préféré les causes significatives sous le rapport social, et qui admettent une intervention corrective, autrement dit les victimes. (...) En révélant ce mécanisme et tout le mimétisme qui l'entoure, les Évangiles montent la seule machine textuelle qui puisse mettre fin à l'emprisonnement de l'humanité dans les systèmes de représentation mythologique fondés sur la fausse transcendance d'une victime sacralisée parce qu'unanimement tenue pour coupable.» Avec l'évolution des mentalités, «nous repérons de mieux en mieux les mécanismes de bouc émissaire (...). Une fois repérés, ces mécanismes ne jouent plus: nous croyons de moins en moins en la culpabilité des victimes qu'ils exigent, et privées de la nourriture qui les sustente, les institutions dérivées de ces mécanismes s'effondrent une à une autour de nous. Que nous le sachions ou non, ce sont les Évangiles qui sont responsables de cet effondrement.» Le bouc émissaire, René Girard

 

«Dans des sociétés où le collectif est fort, l'individu blessé n'est touché que par l'enveloppe de son groupe qui circonscrit son identité.» Tandis que «dans des sociétés démocratiques, l'individu émancipé est moins protégé par des institutions qui règlent son destin.» Dans ces conditions, «le statut de victime lui offre un "capital imaginaire"», en vertu duquel «ce qui compte est non la généralité de l'infraction mais la singularité de la victime, non une accusation encadrée par une procédure mais un affect exacerbé par la crainte de l'impunité; non la peine bornée par un pardon légal mais la revendication d'une punition illimitée.» De sorte que se dessine une transaction «entre un État qui cherche ainsi une légitimité morale et des individus tentés par l'idéologie victimaire pour échapper au non-sens de leur malheur», une rencontre d’où naîtrait un “populisme pénal“ qui «affecte à la fois l'équilibre de l'État de droit (entre sécurité et libertés) et la vie même de la démocratie sans cesse secouée par des paniques morales.» La volonté de punir, Denis Salas

 

«La disparition d’une conception religieuse de la vie a rendu caduques les notions de prédestination et de destin.» À notre époque. «l’idéal collectif est celui de l’être autonome, vivant conformément à son libre arbitraire. Toute entorse à cette conception de la liberté est susceptible de le transformer en victime.» Mais «depuis des siècles, la victime sur laquelle on sapitoie un jour est bien souvent celle qu’on persécute le lendemain», moignant de «la facilité avec laquelle la compassion peut fabriquer du stigmate.» Apparemment, l’ambivalence à l’égard de la victime «coule directement de la tendance décrite par Max Weber à "traiter la souffrance comme un symptôme de la haine divine et dune culpabilité secrète".(...) La pensée commune attribue aux individus un rôle déterminant dans la conduite de leur propre existence.(...) Dans ce contexte, la victime est considérée comme responsable, et peut-être même coupable, de son propre malheur.» La société des victimes, Guillaume Erner

 

«Le propre du pervers est de défier les lois. Son but est de dérouter l'interlocuteur en lui montrant que son système de valeurs morales ne fonctionne pas.(...) L'idéal pour le pervers est de parvenir à ce que l'autre devienne "mauvais", ce qui transforme la malignité en état normal.(...) Les pervers narcissiques ne sont que des machines à reflets qui cherchent en vain leur image dans le miroir des autres.(...) Les déceptions entraînent chez eux de la colère ou du ressentiment avec un désir de revanche.(...) Ce n'est pas, comme chez un individu coléreux, une réaction passagère et brouillonne, c'est une rancune inflexible à laquelle le pervers applique toutes ses capacités de raisonnement.(...) Dans un système qui fonctionne sur la loi du plus fort, du plus malin, les pervers sont rois. Quand la réussite est la principale valeur, l'honnêteté paraît faiblesse et la perversité prend un air de débrouillardise.» C'est que notre époque a «perdu les limites morales ou religieuses qui constituaient une sorte de code de civilité et qui pouvaient nous faire dire: "Cela ne se fait pas !"» Le harcèlement moral, M.-F. Hirigoyen

 

«Le moi résulte de ce que le sujet va prendre chez lautre, son semblable, son modèle, son miroir en somme.» Cependant, «que ce soit dans lautre que le sujet se vive et se repère n’est pas perçu comme tel, bien au contraire, il identifie son moi à son identité ritable (je suis cette image).» Or, «pour qu'il y ait responsabilité, il faut que (…) le sujet qui énonce ne se confonde pas avec son énoncé, tout simplement qu'une distance existe.» Car, «en tant que sujet de l'énonciation, je ne sais pas qui je suis.» Par ailleurs, «le sujet, au niveau de son moi (au fondement paranoïaque), se situe volontiers en position de victime (…), où l’absence de distance, de remise en cause, implique un bourreau éventuel. A se soustraire de l’altérité, à rejeter la fonction de la médiation, il soppose au monde entier.» À vrai dire, «“Je nai pas voulu cela" ne vaut pas absolution. Oui, cela que tu as fait, ou qui résulte de ce que tu as fait, tu las voulu, car ce que tu as voulu, tu ne le sais pas. Ce sont les conséquences qui te lapprennent. Ce quil a voulu, lhomme est condamné à ne le savoir qu’après coup.» Les paranos, Guyonnet & Tixier

 

«La honte est une expérience catastrophique parce qu’elle menace en même temps les trois piliers sur lesquels est bâtie notre identité. Il s’agit de l’estime que chacun se porte à lui-même, de l’affection qui le lie à ses proches et de sa certitude de faire partie d’un groupe dont l’horizon est toujours l’ensemble des hommes.(…) La culpabilité, elle, menace l’estime de soi et l’assurance de bénéficier de l’affection de ses proches, mais n’atteint jamais le sentiment d’appartenance.(...) À l’opposé de la honte imposée à autrui, l’humour témoigne de la capacité à jouer avec sa propre honte et à la mettre en scène de façon libératrice.» En effet, «ceux qui rient ensemble sont plus proches les uns des autres.» Est critiquable toutefois la valorisation de la résilience en tant que trait de personnalité, car «si on qualifie de “magnifiques” ceux qui ont résisté aux traumatismes – parfois pour des raisons liées à leur environnement bien plus qu’à leurs capacités propres –, que dira-t-on de ceux que les épreuves ont fini par écraser ? Qu’ils sont “laids” ?» Vérités et mensonges de nos émotions, Serge Tisseron

 

 

Affaire de principe

 

De nos jours, l’idée de sujet est «corrompue par l’obsession de l’identité.» Or, du moment qu’il s’agit, «dans l’esprit de beaucoup, d’un droit à la fermeture, à l’homogénéité (…), il est faux, au nom de l’idée de sujet, de défendre un droit à la différence.» En fait, «le sujet est en-dessous de l’être social et non pas au-dessus de lui. Il est la reconnaissance de la singularité de chaque individu qui veut être traité comme un être de droit. Il n’y a pas de découverte du sujet sans un “examen de conscience” qui descende au-dessous de la conscience.» En effet, «il n’est pas satisfaisant de parler de sécularisation et de désenchantement du monde, comme si on assistait, avec la modernité, au triomphe de la raison instrumentale, du calcul et de l’intérêt.(…) Aucune société ne s’est jamais entièrement définie comme une société de marchands où (…) les intérêts auraient aboli les passions.(...) Il y a ceux qui découvrent le sujet en eux et dans les autres ; ils sont ceux qui font le bien. Et ceux qui cherchent à tuer le sujet dans les autres et en eux-mêmes ; ils sont ceux qui font le mal.» Un nouveau paradigme, Alain Touraine

 

«L'homme peut vivre à la manière d'une chose. Mais comme il n'est pas une chose, une telle vie lui apparaît sous l'aspect d'une démission.» De son côté, «l'homme du divertissement vit comme expulsé de soi, confondu avec le tumulte extérieur: ainsi l'homme prisonnier de ses appétits, de ses fonctions, de ses habitudes, de ses relations, du monde qui le distrait.(...) La vie personnelle commence avec la capacité de rompre le contact avec le milieu, de se reprendre, de se ressaisir, en vue de se ramasser sur un centre, de s'unifier. À première apparence, ce mouvement est un mouvement de repli.» Mais «c'est sur cette expérience vitale que se fondent les valeurs de silence et de retraite.» Loin de cette «vie immédiate, sans mémoire, sans projet, sans maîtrise, ce qui est la définition même de l'extériorité, et sur un registre humain de la vulgarité.(...) La vie personnelle étant liberté et surpassement, et non pas accumulation et répétition, la culture ne consiste en aucun domaine dans l'entassement du savoir, mais dans une transformation profonde du sujet, qui le dispose à plus de possibilités par plus d'appels intérieurs.(...) Elle est ce qui reste quand on ne sait plus rien: l'homme même.» Le personnalisme, Emmanuel Mounier

 

Il faut distinguer «le calcul sur autrui [qui] est une maximisation de la fonction d'utilité.» Tandis que «le calcul altruiste réclame de relâcher les agrégats habituellement usités tels que "l'agent" ou "l'individu" au profit de la "personne".» Car, «les personnes sont des fins dont la libre substituabilité se heurte à l'éthique.» D’autant que «ce qui caractérise une personne par rapport à un individu est précisément la capacité de s'autocontraindre.(...) L'action exercée par devoir n'est pas une action exercée sans intérêt, mais par intérêt pour le devoir lui-même.(...) Les individus rationnels mus par un désir universel d'auto-préservation coopèrent de sorte que la motivation à coopérer découle de ce désir d'autopréservation. Le système éthique coopératif qui en découle n'est en fait que la conséquence d'un motif fondamental non éthique; si bien sûr nous supposons que le désir de préserver sa propre vie n'est pas un principe éthique.» On concilie ainsi «les externalistes [qui] font découler l'éthique des interactions sociales,» et «les internalistes [qui] postulent que le comportement découle directement de la motivation morale.» L'éthique économique, Damien Bazin

 

«La coopération pourrait se révéler plus absurde encore que la défection. Le risque est gros, en effet, de se retrouver seul à coopérer.» Dans cette perspective, «l'action humaine ne consiste pas d'abord à "employer des moyens pour atteindre des fins".» Mais plutôt «à offrir à l'attention des autres un principe d'action grâce auquel ils puissent s'expliquer notre comportement.(...) L'exigence d'être rationnel pour l'autre, et donc de se placer sous une loi de comportement,(...) ne joue cependant pas à la manière d'un déterminisme physique.(...) Si chacun perçoit que l'autre, pour les mêmes raisons que lui-même, cherche à éviter la défection, il redevient rationnel, de part et d'autre, d'envisager de faire défection à nouveau.» Au fond, «on voudrait que la coopération de l'autre soit incertaine, tout en sachant que l'on peut compter dessus.(...) Il est bien rationnel (...) de s'en tenir au principe : coopère pour que l'autre coopère.(...) La défection se justifierait dans le cadre d'une relation homme-machine (ou homme-nature), mais non dans le cadre d'une relation de personne à personne.» L’échange, la coopération et l’autonomie des personnes, Laurent Cordonnier

 

Selon Goldman : "L'obligation de rendre dans l'échange (…) répond à une vision cosmique fondée sur le principe d'une circulation éternelle des formes vivantes. Les obligations de donner et de rendre engagent à leur tour à prendre part à cette circulation vitale." Ainsi, «la pérennité du potlatch en tant que modalité de l'échange cérémoniel met au défi l'anthropologie, dans la mesure où elle fait état de l'existence d'un autre ordre que celui préconisé par (...) la logique dominante des idées, qui assure précisément la cohérence et la continuité du système industriel.(...) Ce type de rapports aux choses et à autrui légitime, en fait, l'existence des communautés indiennes là où elles se trouvent, de surcroît en apparent anachronisme.(…) Ainsi les Indiens produisent et économisent, certes, mais de préférence en vue de l'épreuve communautaire constituée par les cérémonies et dons de richesses. Aujourd'hui, cette épreuve communautaire (...) dévoile avec force la logique qui la gouverne, notamment sur le plan des rapports sociopolitiques internes, où la quête de la personne semble toujours l'emporter sur le pouvoir par l'avoir.» Potlatch: conquête et invention, Isabelle Schulte-Tenkhoff

 

«C'est à la socialité organisationnelle qu'on doit sans doute la révolution néolithique et les progrès de l'humanité durant les dix derniers millénaires avant J.C.(...) On pourra avancer que si le pouvoir social a été mis en place à l'aube du néolithique dans un éclair de génie d'homo sapiens sapiens, c'est précisément parce qu'il fallait bien que les individus, même lorsqu'ils sont dominants sur des critères variés,(...) en viennent à faire des choses qu'ils ne feraient pas de leur propre chef (obligations) ou pour qu'ils en viennent à s'abstenir de faire des choses qu'ils adoreraient pourtant bien faire (interdits).(...) La nature avait fait les membres de notre espèce, les "individus", uniques et indéterminables. Au début de ce troisième millénaire, ils s'imaginent encore, pauvres électeurs-consommateurs massifiés et repliés dans leur cocon sur les mêmes fantasmes, que c'est bien ainsi qu'ils sont. Mais la socialité catégorielle permit un jour de dépasser la nature. Elle transforma les individus uniques et indéterminables en agents sociaux, équivalents, donc remplaçables, et obéissant à des prescriptions, donc déterminables.» Les illusions libérales, Jean-Léon Beauvois

 

«Parler de pensées identiques, c'est considérer ces pensées (...) sous un angle impersonnel. Mais il semble alors que, pour comparer les pensées de deux sujets, il faille obtenir de ces sujets qu'ils renoncent à la personnalité.(...) [Les] philosophies individualistes ne parviennent pas à saisir la part de l'impersonnel dans le personnel.(...) Voici donc quelle est la différence décisive entre les pensées communes à une paire de penseurs et une pensée commune à un couple de partenaires (donc entre la manifestation d'un esprit intersubjectif et celle d'un esprit objectif) :(...) si B n'a jamais eu l'idée qu'il avait rendez-vous avec A, c'est que A, lui non plus, n'a pas eu l'idée qu'il avait rendez-vous avec B.(...) La pensée de A et la pensée de B sont une seule et même pensée, que chacun s'applique à soi-même.(...) Ici ce que nous pensons sert de règle à ce que je dois penser. Le sujet "nous" n'est pas dans ce cas un individu collectif (une foule pensante), c'est un sujet social.(...) [Les] usages établis permettent de décider de ce qui est dit, et donc de ce qui a été pensé, quand quelqu'un se fait entendre de quelqu'un. Ce sont donc bien des institutions du sens.» Les institutions du sens, Vincent Descombes

 

 

 

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10 juillet 2019

2. Alien et moi

 

 

 

 

Hypnose ordinaire

 

Nous baignons dans une «hypnose fermée, quotidienne, accrochée à nos rôles, nos statuts et nos croyances.» Ainsi la phrase d'un journaliste "La séance est levée" semble avoir «une fonction purement descriptive, purement constatative.» Or, «si l'on se trouvait à une période où le pouvoir est contesté (...) les propos de ce journaliste n'apparaîtraient plus comme une simple description mais seraient entendus comme prenant part à la proférence abusive et illégitime du prétendu président d'un pseudo-Parlement.» Et de se demander «dans quelle mesure il n'en va pas de même pour toutes les propositions descriptives.(...) La "thérapie focalisée sur la solution" va même jusqu'à se servir presque exclusivement du principe de proférence: on invite simplement le patient à parler des exceptions à ses difficultés.» Ces questions «présupposent toutes que le changement a déjà eu lieu, elles interrogent sur ses diverses modalités, et par là elles ne cessent de le proférer et d'en favoriser la réalisation effective.» La connaissance hypnotique, Thierry Melchior

 

«[Les êtres humains] ont la capacité d'imposer une fonction aux objets qui, contrairement aux bâtons, aux leviers, aux boîtes (…), ne peuvent pas servir la fonction sur la base de leur structure physique, mais plutôt sur celle d'une certaine forme d'acceptation collective relative à une certaine forme de statut de ces objets.(...) Untel vaut pour chef, un certain type d'objet vaut pour monnaie dans notre société, et (…) telle ou telle séquence de sons ou de signes vaut pour phrase.(...) [Or,] pour que quelque chose soit de l'argent, de la propriété, du mariage, ou du gouvernement, les gens doivent avoir les pensées qui conviennent.(...) Il faut qu'ils aient les moyens de penser ces pensées, et ceux-là sont d'ordre symbolique ou linguistique.(...)  Le fait de reconnaître la validité ou l'acceptabilité d'une fonction de statut, ou quelque fois de reconnaître simplement son existence, donne à l'agent une raison d'agir indépendante du désir.(...) Tout le système social est fondé sur la capacité des agents humains à reconnaître des raisons d'agir indépendantes du désir et d'agir en leur nom.(...) [Ainsi,] ceux qui contrôlent le langage contrôlent le pouvoir.» Langage et pouvoir, John R. Searle

 

Selon Foucault, "le statut du sujet de l'énonciation [est] indispensable pour l'effectuation d'un énoncé performatif", mais "peu importe, pour qu'il y ait énoncé performatif, qu'il y ait un rapport en quelque sorte personnel entre celui qui énonce et l'énoncé lui-même". Par exemple, «peu importe si le président de la séance est indifférent vis-à-vis d'elle, si elle "le barbe tout à fait ou s'il somnole": en disant "la séance est ouverte", il aura de toute façon ouvert la séance. Au contraire, dans la parrêsia, cette indifférence vis-à-vis de la relation qui existe entre le locuteur et l'énoncé n'est pas possible.(...) L'énoncé parrèsiastique, en effet, est une force (une force perlocutoire) qui ouvre, pour le locuteur, un espace de risque indéterminé et qui, en même temps, le constitue en tant que "statue visible de la vérité" qu'il énonce.(...) L'étude de la parrêsia peut donc jouer le rôle de point d'appui pour une critique de cette injonction à l'authenticité, qui n'est au fond que l'une des formes contemporaines de notre assujettissement.(...) Le parrèsiaste, en effet, ne vise pas la réalisation de lui-même, de sa nature véritable, car la "vérité" qui est en jeu dans son discours n'est pas une vérité intime et personnelle qu'il serait appelé à manifester après l'avoir découverte.» La force du vrai, Daniele Lorenzini

 

«Le rite institue en ce qu’il sanctionne et sanctifie un ordre établi.(...) Le sacré religieux, comme le sacré politique ou social» désignerait «le mythe ou l’assurance intime (…) d’une totalité qui assumerait la charge de ce dont je ne suis pas responsable. Manière de théoriser l’impuissance.» Aussi, «cette force fascinante et terrifiante, les peuples lui attribuent des contenus divers: génies, Dieu, Auguste, valeurs métaphysiques, puissances supérieures mythifiées appartenant au domaine de l’indicible, inatteignable et informulable, de l’impératif catégorique, de l’inquestionnable institué, de l’arbitraire postulé, mais reportant en réalité dans l’invisible les raisons de l’ordre social et cosmique.» À cet égard, «une grande leçon de la modernité est celle de la distance critique. Je joue à croire que vous me croyez en pratiquant mon rite d’écriture. Et si vous êtes à cette fin de chapitre, sans doute croyez-vous un peu à ce que je dis, en pratiquant votre rite de la lecture inclus dans les rites de loisir. Moyen de se conforter mutuellement en se donnant l’impression d’une action pas totalement inutile !» Les rites profanes, Claude Rivière

 

«Dans un système où la personne apparaît comme un individu séparé de son milieu et de son histoire, les moralistes appellent "choix volontaire" le moment où elle se croit mue par une force endogène qui lui permettrait de faire un choix libre. Cette force métaphysique et imaginaire tente seulement de donner une cohérence à l'ensemble des tropismes et surdéterminations qui constituent la singularité de chaque être humain.(...) Un organisme n'agit jamais par rapport à une totalité dont il aurait "conscience", mais dans une totalité à laquelle il participe. La psychanalyse regorge ainsi de ces histoires où les patients essayent de construire, de façon narcissique, une cohérence, en appelant "décision" ce qui tout simplement est là, surdéterminé depuis longtemps.(...) La trop grande proximité nous empêche, en se concentrant sur les détails, de voir les articulations de l'ensemble (c'est d'ailleurs ce manque d'ajustement qui invite les individus à se promener dans leurs vies en persévérant dans leur ridicule sensation d'être si singuliers et si uniques).» Organismes et artefacts, Michel Benasayag

 

«Le lexique des qualités s'applique aux êtres humains, à leurs comportements, à leurs âmes. Il interagit avec eux. Il présente un effet de boucle, c'est-à-dire qu'il doit être révisé parce que les personnes qualifiées se transforment en réponse au fait d'être qualifiées.(...) Il fut un temps ou des mots comme "maigre", "embonpoint", ou simplement "gras" étaient simplement des qualités. Mais maintenant on leur a accolé des quantités.(...) Nous vivons actuellement l'accélération toujours croissante de la quantification. Mais (...) ce n'est pas tant sur la quantification elle-même que j'attire l'attention. C'est plutôt la manière qu'ont des qualités quantifiées à être plus efficaces sur nous, à nous façonner, à changer ce que nous pensons de nous-mêmes et des autres. Car nous avons atteint la connaissance objective, ou c'est ce que nous avons souvent tendance à croire. C'est une des manières profondes qu'a la quantité de prendre le dessus sur la qualité dans les affaires humaines.(...) [Par exemple,] je pense que la présence du pèse-personne dans la salle de bains est une précondition de la possibilité de l'actuelle épidémie d'anorexie nerveuse dans de nombreuses parties du monde.» La qualité, Ian Hacking

 

«Une philosophie mentale est une pensée qui assure d'abord l'autonomie du mental en le détachant du monde extérieur (matériel), pour se poser ensuite le problème inextricable de l'interaction entre le mental et le physique.» En revanche, pour l’intentionaliste, «l'action intentionnelle n'est pas un effet de la pensée de l'acteur, elle en est une expression.» De même, suivant le "holisme anthropologique" : «Les états intentionnels d'une personne doivent s'entendre d’états qu'elle a dans son monde anthropologique, donc avec l'histoire et l'éducation qui sont les siennes.(...) On agit sur quelqu'un, on le manipule en tenant pour acquis que cette personne fait partie d'un tout plus large, et qu'on peut amener cette personne à décider d'une certaine façon ou à adopter notre cause en agissant sur ce tout.(...) L'image de la manipulation est plutôt celle d'une marionnette dont l'orateur habile saurait tirer les ficelles. S'il y avait un mécanisme, il serait dehors, car la personne à persuader, loin de contenir sous son épiderme la chaîne causale qu'il s'agit d'activer, est lui-même imaginé comme une pièce appartenant à la machine.» La denrée mentale, Vincent Descombes

 

 

Qui a fait ça ?

 

«La liberté de l'action est (en gros du moins) la liberté d'agir selon ses désirs. De façon analogue, l'énoncé qu'une personne jouit de la liberté de la volonté signifie (en gros également) qu'elle est libre de désirer ce qu'elle désire désirer.(...) C'est en prenant conscience de l'écart entre sa volonté et ses volitions de second niveau, ou en se rendant compte que leur concordance n'est pas son œuvre mais l'effet d'un pur hasard», que l'individu «ressent son manque de liberté.(...) Ou bien sa volonté tend à être paralysée et il sera dans l'incapacité d'agir, ou bien il tend à se désengager vis-à-vis de sa volonté, qui va opérer sans sa participation.» Ainsi réduit à être le «spectateur impuissant des forces qui le meuvent», il se voit «détruit en tant que personne.» En revanche, «lorsqu'une personne s'identifie de manière définitive à un de ses désirs de premier niveau, cet engagement "résonne" à travers l'ensemble potentiellement infini des niveaux supérieurs.(...) Elle a décidé qu'il n'y a plus, à quelque niveau que ce soit, de questions à poser quant à sa volition de second niveau.» La liberté de la volonté et la notion de personne, Harry Frankfurt

 

«Appelons C la transformation phénoménale et ses processus. Appelons C’ les processus sous-jacents du noyau conscient.(...) C’ déclenche des états C correspondants. Il n’y a pas d’autre façon pour un animal individuel de faire directement l’expérience des effets de C’.» Donc, même si «C lui-même ne peut-être causal,(...) le déclenchement de C par C’ fournit aussi un puissant moyen de communication des états C’ aux autres individus.(...) Ces individus peuvent échanger des informations même sur la base de la croyance erronée selon laquelle leurs états C ont un caractère causal.» Cela «ne contredit pas les jugements esthétiques ou éthiques dans la mesure où les contraintes de systèmes conscients comme C’ dépendent en fin de compte des systèmes de valeur.» Lesquels agissent «sur les réponses neuronales qui affectent l'apprentissage et la mémoire, et qui contrôlent les réponses corporelles nécessaires à la survie. C'est pour cette raison qu’on les appelle systèmes de valeur.» Plus vaste que le ciel, Gerald Edelman

 

«La causalité mentale est au centre de la conception que nous avons de nous-mêmes. S’il n’était pas le cas que nos croyances causent (une bonne partie) des sons et des caractères que nous produisons et que, en général, nos intentions causent (une bonne partie) de notre comportement, nous ne serions pas des êtres libres.» Celui «qui ne se laisse pas entraîner par ses désirs, mais qui en prend soin, veillant à ce que sa volonté soit formée par des désirs qu’elle désire d’avoir, satisfait la condition nécessaire et suffisante pour qu’on puisse lui imputer ses actions.(...) Cette position inclut la notion d’autonomie. En adoptant des volitions de second ordre et en prenant ainsi soin des désirs qui forment la volonté, on s’impose soi-même des normes et l’on s’efforce de faire en sorte que ces normes guident la volonté.» Par exemple, «le fumeur peut désirer que le désir d’arrêter de fumer forme sa volonté.» Ce concept de liberté ne signifie pas l’absence de causes, mais «la capacité de prendre soin de sa volonté en la formant suivant sa propre vision de la personnalité qu’on désire être.» La philosophie de l’esprit, Michael Esfeld

 

«L'ancrage [de la] quête de responsabilité est toujours simplement une action dans sa plus grande simplicité: un mouvement qui a pour cause une intention, au moins sous une description de cet événement.» Or, «l'intention d'une action est finalement ce qui répond à la question "pourquoi faites-vous cela ?". "Pourquoi" veut dire: pour quelle raison.(...) Et ce que nous appelons raison de l'action, quand elle est dirigée vers le futur, c'est une justification que nous anticipons (nous avons une visée prospective d'une rétrospection).» Mais alors, «si le rapport d'une action à son intention est celui d'une conséquence à sa raison, il s'agit d'un rapport logique, ce qui exclurait donc un rapport causal.» De fait, «pour que les raisons puissent fonctionner comme des causes, il faut que nous puissions sélectionner dans les actions particulières des noyaux de conditions qui restent stables par rapport aux réarrangements, mises à jour, et révisions.» Car, «une révision, c'est une incohérence apparente,(…) mais c'est aussi une cohérence supérieure, puisqu'elle est justifiée par un obstacle à la réussite de l'action.» Qu'est-ce qu'une action ?, Pierre Livet

 

«Nous pouvons éduquer nos émotions mais pas les supprimer entièrement, et les sentiments que nous avons en nous témoignent bien que nous n'y parvenons pas.» Par ailleurs, «il est également possible de distinguer conscience et esprit: la conscience est la partie de l'esprit qui a trait au sens manifeste que l'on a de soi et que l'on a de connaître. Il faut plus pour l'esprit que la seule conscience, et il peut y avoir esprit sans conscience.(...) Les mécanismes à l'origine de la conscience ont perduré parce que le fait de savoir qu'on éprouve une émotion présentait une utilité.(...) Un dispositif capable de maximiser la manipulation effective d'images au service des intérêts d'un organisme particulier a dû procurer d'énormes avantages.» Plus précisément, la conscience «établit entre la machinerie biologique de la régulation de la vie et la machinerie biologique de la pensée [un rapport qui] permet à son tour l'apparition d'une préoccupation individuelle omniprésente à travers toutes les formes d'activité mentale, susceptible de rassembler tous les processus de résolution des problèmes et d'inspirer des solutions à ces derniers.» Libre arbitre et neurobiologie, John R. Searle

 

«Les émotions sont des perceptions des valeurs.» De plus, «l'intensité d'une émotion doit correspondre au degré de la valeur en question.» Ainsi, «l'idéal de l'agent moral comme être purement rationnel et dénué de toute réaction émotionnelle doit (...) être substitué par celui d'un agent dont les émotions sont appropriées.» Par ailleurs, «nous sommes dotés d'une sensibilité à l'égard des valeurs susceptible de se détériorer, mais certainement aussi de se développer.» Par exemple, «en s'identifiant avec les personnages d'un roman, le lecteur revit les émotions de ces derniers. Grâce au contexte, cela lui enseigne non pas de manière théorique, mais à travers des exemples, quelles sont les situations susceptibles de mériter des émotions.(...) Le processus ne vise donc pas à transmettre de la connaissance au sujet des principes, mais modifie les dispositions émotionnelles de la personne, si bien que, dans les cas favorables, les émotions de cette dernière seront plus fréquemment appropriées.» Car, «le problème de celui qui souffre de faiblesse de la volonté, c'est que, bien qu'il croie fermement, et peut-être même de manière justifiée, que certaines actions sont désirables, cette croyance reste purement théorique.» Émotions et valeurs, Christine Tappolet

 

«Les affirmations de la raison pratique, si elles doivent réellement nous donner des raisons d'agir, doivent être capables de motiver des personnes rationnelles.(...) On pense parfois, sur la base de l'exigence internaliste, que s'il y a une raison de faire quelque chose, on doit pouvoir convaincre quelqu'un de le faire.(...) La raison pour laquelle une action est bonne est à la fois la raison et le motif de la faire.» Cette requête internaliste «montre les conclusions psychologiques qu'implique la théorie morale.(...) Nous savons que nous pouvons faire ce que nous devons. Mais rien ne peut nous le garantir, car notre connaissance de nos motifs est limitée. La conclusion est que si nous sommes rationnels, nous allons agir comme nous le dicte l'impératif catégorique. Mais nous ne sommes pas nécessairement rationnels.» Néanmoins, «le fait que la loi puisse ne pas gouverner la conduite, même quand quelqu'un la comprend, n'est pas une raison d'être sceptique : la nécessité est dans la loi, et non en nous.» Le scepticisme concernant la raison pratique, Christine M. Korsgaard

 

«Les théoriciens ainsi que le grand public n'ont cessé d'interpréter les adjectifs servant à qualifier une activité ingénieuse, de sage, de méthodique, de soigneuse, de spirituelle, etc., comme désignant l'émergence, dans le flux caché de la conscience, de processus particuliers fonctionnant comme précurseurs fantomatiques ou, plus précisément, comme causes occultes des activités ainsi caractérisées.(...) De même que l'étranger s'attendait à ce que l'Université soit un bâtiment supplémentaire, à la fois semblable aux collèges et considérablement différent d'eux, de même les détracteurs du mécanisme représentaient l'esprit comme un centre supplémentaire de processus de causalité, assez semblable aux machines tout en différant considérablement d'elles.(...) Je maintiens qu'en décrivant les fonctionnements de l'esprit d'un individu, on ne décrit pas un second ensemble d'opérations fantomatiques. On ne fait que décrire certaines parties de sa vie.(...) L'esprit n'est pas une "localisation". En revanche, l'échiquier, l'estrade, le bureau de l'homme de science, le fauteuil du juge, le siège du camionneur, le studio, le terrain de football sont des localisations de l'esprit : c'est là, en effet, que les êtres humains travaillent ou se divertissent plus ou moins intelligemment.» La notion d'esprit, Gilbert Ryle

 

 

Résistance plastique

 

«Chacun de nous a tendance à accorder plus d'importance à l'autorité qu'à l'individu. Nous voyons en elle une force impersonnelle dont les diktats l'emportent sur le souhait ou le désir d'un simple mortel.» Il est «par trop simpliste de se représenter le défenseur d'une noble cause comme un individu en lutte perpétuelle avec l'autorité malveillante. La vérité est que l'essentiel de sa noblesse, les valeurs qu'il oppose à l'autorité malveillante ont elles-mêmes leur origine dans l'autorité.» En réalité, «la recherche d'une explication totalement personnalisée de l'obéissance () trahit une tendance culturelle profondément enracinée à voir dans les actes la conséquence d'un trait permanent de l'individu plutôt que le résultat de l'interaction de la personne et de son environnement.(...) Dans la vie quotidienne, beaucoup de gens accomplissent des actions dont ils attribuent l'origine à leurs qualités morales alors qu'elles leur sont également dictées par l'autorité.» Soumission à l'autorité, Stanley Milgram

 

«Les idées abstraites sont le produit d'un étrange renversement qui fait que les idées particulières, seules "réelles", nous apparaissent spéculairement comme les cas particuliers d'un fantasme.» Dès lors, on caractérisera ainsi «la formation d'une autorité: le renversement de l'inexistant en quelque chose qui est plus réel, par sa force symbolique, que les existants qui l'ont conditionné.» De cette façon, «l’autorité fabrique un abri contre la violence du réel; elle est un échange ou une substitution de dominations.(…) L'autorité n'est pas le réel quoiqu'elle puisse se donner pour tel, puisqu'elle est la gestion qui aménage l'éclat impensable du réel.(...) L'autorité est liée au fait qu'il faut inévitablement trancher les problèmes de valeurs ; l'existence même le demande.(...) La réflexion de la valeur sur elle-même fait l'autorité.» D’ailleurs, celle-ci «peut constituer des replis en elle-même et se faire autorité de l'autorité. Ce qu'on appelle la légitimité, qu'on entend parfois distinguer de la légalité, n'est autre chose que le droit qu'a l'autorité de s'exercer.(...) L'autorité fait partie de ces "objets transitionnels" que nous recueillons ou construisons depuis la plus tendre enfance pour nous rendre la réalité supportable.» Qu'est-ce que l'autorité ?, Jean-Pierre Cléro

 

«L'acquisition du "Non" sémantique» va de pair avec «le début de la conscience du Soi.» Progressivement, l'enfant «manifeste une scission entre le Moi et le Soi.(...) Le Moi applique ici au Soi le même moyen qu'il avait appris à appliquer envers sa mère (...) à l'aide d'une "identification avec l'agresseur"». Ceci avait conduit à «une objectivation croissante de la mère. Maintenant, l'emploi du "Non" dans ses jeux conduira à une objectivation croissante du Soi.» Ce faisant, «la soumission passive au déplaisir est remplacée par l'agression active. Cette restructuration possède une contrepartie idéationnelle, à savoir la première apparition de la faculté d'abstraction.(...) Lorsqu'il devient possible d'employer le refus ou l'assentiment verbal à la place de la haine ou de l'amour, de la résistance ou de la soumission, du combat ou de la fuite, l'étape de la négociation et de la discussion a été amorcée. La communication a déplacé l'action et l'a fait accéder au niveau social.(...) Il est significatif que ce progrès conduit également à une économie d'énergie, tout en étant incomparablement plus efficace pour réaliser les buts de l'individu.» Le non et le oui, René Spitz

 

«Quelqu'un qui se montre capable de suivre une règle ne le fait jamais pour la première fois.(...) C'est toujours après l'avoir suivie sans être encore capable de se formuler à lui-même ce qu'il faisait.(...) Il faut accepter d'être d'abord incompétent et, pour cette raison, en situation d'hétéronomie, si l'on veut pouvoir sortir un jour de cet état.» Supposons «un novice dans tous les domaines : dans ce cas, le mot "faux" [prononcé par l'instructeur] ne signifie pas qu'il a fait une réponse incorrecte (car il ne comprend pas ces mots), mais ce mot l'arrête comme si l'instructeur l'avait tiré en arrière et empêché de continuer.» Par la suite, «l'instructeur se borne à dire qu'il y a un obstacle, et il le dit en l'absence de tout obstacle physique.» On reconnaît là «le cercle moral de l'autonomie, laquelle s'entend ici au sens des aptitudes acquises par l'exercice, et non le cercle vicieux de l'auto-position d'un sujet qui devrait devenir par son acte l'agent de son acte. Je parle d'un cercle moral pour souligner que l'exercice vise à développer chez l'agent des capacités d'agir, des dispositions à agir, des aptitudes, des habitudes, donc des mœurs.» Le complément du sujet, Vincent Descombes

 

«Notre comportement est influencé par ce que nous nous disons à nous-mêmes.» Plus précisément, nos “systèmes de traitement de linformation sont susceptibles d’engendrer «des troubles préjudiciables du comportement.» C’est, par exemple, le cas chez l’obsessionnel qui «intériorise au cours de lapprentissage de la propreté un “surmoi cruelqui entre en conflit avec les tendances pulsionnelles profondes imprégnées dagressivité et d’érotisme anal.» Pour s’en défendre, il développera des formations réactionnelles comme «les tendances aux cadeaux, la résignation, la soumission, la prodigalité, la propreté excessive», ou pour contrer plutôt son agressivité, «la politesse exagérée, l’obséquiosité, la bonté, la défense des faibles, le souci de la justice, le respect de toute autorité.(...) On retrouve ici le fonctionnement sadomasochiste de lenfant envers sa mère, fait de soumission apparente et de révolte cachée.» On reconnaîtra dès lors «les obsessionnels bien adaptés dans leur aptitude à bien assumer des fonctions à responsabilité à condition quils soient dirigés eux-mêmes par un chef quils estiment et qui leur accorde sa confiance.» Car, «le désir de lobsessionnel ne peut exister par lui-même.» Manies, peurs et idées fixes, Frank Lamagnère

 

Les "intuitions du bon voisin" «sont le produit d’une formation éthique à laquelle concourent depuis l’enfance toutes les “autorités” et qui vise à nous faire acquérir une seconde nature civilisée», de sorte que «nous attendons de nos voisins chaque matin dans l’ascenseur qu’ils aient une répugnance “naturelle” pour le meurtre. Cette “attente morale” nous est si familière qu’elle passe presque inaperçue.» Or, dans le cas particulier du citoyen dans une “guerre juste", «l’autorité de l’État (…) m’impose des mains sales que je n’ai pas choisies.» De plus, «en donnant à l’agent un motif de se “réfugier derrière l’excuse”, elle encourage la mauvaise foi.» Cela semble «renouer avec tous les mythes de l’État comme incarnation de “l'esprit objectif” (...) ainsi qu’avec les antiques justifications du gouvernement théocratique.» Car, on pourrait «formuler une méta-question du type: “Bon voisin, bon citoyen, qu’importe ! Que ferait un vrai chrétien ?”. Ce serait introduire un troisième point de vue (celui du droit enfant de Dieu) et lui donner, de manière expéditive, un privilège sur les deux premiers.» Le dilemme du soldat, Nicolas Tavaglione

 

«Dans tous les cas où l'on serait dit communément faire un jugement éthique, la fonction du mot éthique employé est purement "émotive".(...) Un signe complexe de la forme "x est mal" peut constituer ou bien une phrase qui exprime un jugement moral concernant un certain type de conduite ou bien une phrase qui établit qu'un certain type de conduite est répugnant au sens moral d'une société particulière. Dans le dernier cas, le symbole "mal" est un symbole éthique descriptif, et la phrase où il se rencontre exprime une proposition sociologique ordinaire.(...) Les termes éthiques ne servent pas seulement à exprimer des sentiments. Ils sont destinés aussi à susciter les sentiments, et ainsi à stimuler l'action.(...) Ainsi l'énoncé : "Dire la vérité constitue votre devoir" peut être regardée à la fois comme l'expression d'une certaine sorte de sentiment éthique sur la véracité et comme l'expression du commandement : "Dites la vérité".(...) Une des principales causes du comportement moral est la crainte, à la fois consciente et inconsciente du déplaisir d'un dieu, et la crainte de l'inimitié de la société. Et cela est en effet la raison pour laquelle les préceptes moraux se présentent à certaines personnes comme des commandements catégoriques.» La critique de l'éthique, Alfred Jules Ayer

 

«La volonté est une sorte de causalité des êtres vivants, en tant qu'ils sont raisonnables, et la liberté serait la propriété qu'aurait cette causalité de pouvoir agir indépendamment de causes étrangères qui la déterminent ; de même que la nécessité naturelle est la propriété qu'a la causalité de tous les êtres dépourvus de raison d'être déterminée à agir par l'influence de causes étrangères.(...) Il est impossible de concevoir une raison qui en pleine conscience recevrait pour ses jugements une direction du dehors ; car alors le sujet attribuerait, non pas à sa raison, mais à une impulsion, la détermination de sa faculté de juger.(...) Comme être raisonnable, faisant par conséquent partie du monde intelligible, l'homme ne peut concevoir la causalité de sa volonté propre que sous l'idée de la liberté.(...) Et ainsi des impératifs catégoriques sont possibles pour cette raison que l'idée de la liberté me fait membre d'un monde intelligible. Il en résulte que si je n'étais que cela, toutes mes actions seraient toujours conformes à l'autonomie de la volonté ; mais, comme je me vois en même temps membre du monde sensible, il faut dire qu'elles doivent l'être.» Fondements de la métaphysique des mœurs, Emmanuel Kant

 

 

Libre service

 

«Plus ils avancent en âge, plus les enfants pensent que les renforcements qu’ils reçoivent dépendent davantage de leurs comportements et de leurs caractéristiques personnelles que du hasard, ou de la chance ou d’autrui.(...) Cette prédominance (…) n’a jamais été considérée comme une erreur. Bien au contraire, elle est apparue comme une caractéristique associée à ce qu’il y a de mieux dans notre culture.(...) [De fait.] l'internalité consiste le plus souvent à attribuer à la nature des gens les nécessités environnementales.(...) Un bon travail n'est plus la valeur attendue par un environnement scolaire ou organisationnel, mais l'expression même de la nature de cet élève qu'on dit être travailleur, intelligent.(...) [Or.] les processus de naturalisation que nous venons d'associer à l'acquisition de l'internalité sont très proches des processus décrits par les théoriciens du développement moral lorsqu'ils avancent que pour être acquises par l'enfant les valeurs morales ne doivent plus être ressenties comme des contraintes externes mais comme des nécessités personnelles.(...) Retenons que l'internalité ne prédispose pas à devenir un "brave gars", mais à devenir une "bête" dans les démocraties libérales.» La Norme d’internalité et le libéralisme, Nicole Dubois

 

«Les gens n'ont pas accès aux déterminants de leurs jugements ou de leurs comportements, même s'ils ont, évidemment, des "théories" concernant ces déterminants.(...) Ces "théories" sont plus belles qu'exactes, leur fonction étant davantage de générer des images confortables de l'homme.(...) Les gens évoquent volontiers des facteurs (le plus souvent internes) qui n'ont pu opérer et en négligent d'autres (le plus souvent externes) pourtant déterminants.» Il ne s'agit donc plus «de peser sur les idées pour modifier les comportements, mais (...) on s'efforcera d'obtenir de nouveaux comportements en supposant que ces nouveaux comportements ne manqueront pas d'affecter l'homme lui-même.(...) L'engagement correspond, dans une situation donnée, aux conditions dans lesquelles la réalisation d'un acte ne peut être imputable qu'à celui qui l'a réalisé.(...) Quand une personne est déclarée libre de faire ou de ne pas faire quelque chose, et qu'elle le fait, elle va se reconnaître dans cet acte et en assumer la signification.(...) La rationalisation est précisément le processus par lequel une personne ajuste a posteriori ce qu'elle pense (ses attitudes) ou ce qu'elle ressent (ses motivations) à l'acte qu'un agent de pouvoir a su obtenir d'elle.» La soumission librement consentie, Beauvois & Joule

 

La norme d’internalité est «finie comme la valorisation socialement apprise des explications des événements psychologiques qui accentuent le poids de lacteur comme facteur causal.(...) Pour l’enfant soumis aux systèmes de conduites effectivement libéraux (…), l’internalité peut apparaître comme la réalité causale des choses.» En revanche, «pour l’enfant soumis à des systèmes de conduites où s’affirment davantage les positions de pouvoir et de rapports de force (…), l’internalité a plus de chance d’apparaître comme ce quil faut apprendre à mettre en avant pour montrer quil participe aux normes sociales ou, du moins, quil les connaît.» D'ailleurs, «il a été montré (...) que les sujets internes étaient évalués plus favorablement que les sujets externes, tant affectivement qu’institutionnellement.(...) Être clairvoyant peut aller à l’encontre, pour un sujet interne, des bénéfices de linternalité, et pour un sujet externe, des conséquences négatives de lexternalité.» Perspectives cognitives et conduites sociales, Beauvois, Joule & Monteil

 

«La liberté d'agir dans nos démocraties avancées ne serait-elle pas l'arme absolue des manipulateurs ? Croyant agir en toute liberté, nous serions, en fait, manipulés par celle-ci. On rappellera que le sentiment de liberté associé à un comportement émis par une personne est (...) une des conditions favorisant l'engagement et donc la probabilité qu'un individu émette le comportement attendu par une personne.(...) L'engagement serait le lien qui unit l'individu à ses actes. De fait, en s'engageant, même verbalement, on active une pression de nature psychologique qui nous conduira à tenter d'accomplir ce à quoi on s'est engagé. Il en va de même des actes que nous avons commencés à accomplir.» Par ailleurs, «l'individu tire de l'examen de ses comportements les traits et attitudes qu'il possède. Si un comportement est émis en l'absence de pressions externes, il est imputé à des dispositions internes.» De sorte que «flatter l'ego par une étiquette positive peut donc s'avérer redoutable car le trait activé a une forte propriété engageante en raison du besoin du sujet à agir en cohérence avec ce trait.» Psychologie de la manipulation et de la soumission, Nicolas Guéguen

 

La “théorie mimétique“, «insiste sur le suivisme universel, sur l’impuissance des hommes à ne pas imiter les exemples les plus faciles, les plus suivis, parce que c’est cela qui prédomine dans toute société.(...) En s’engouffrant dans la direction déjà choisie, les mimétiques, les mimic men se félicitent de leur esprit de décision et de liberté. Il ne faut pas se leurrer. Dans une société qui ne lapide plus les femmes adultères, les hommes n’ont pas beaucoup changé. Il y a toujours prolifération de scandales et expulsion cathartique du désordre par l’intermédiaire de mécanismes sacrificiels non perçus en tant que tels.» Mais, «les philosophes ont détaché artificiellement l’imitation de tout ce qu’on peut nommer désir, appropriation, dynamisme individuel, élan vital, projet existentiel, etc. (...) Il faut montrer que l’être auquel l’homme aspire est toujours celui d’un modèle.» Il faut donner à «ce qui n’est pas mécanique et pourtant ne diffère pas du tout dans sa forme de ce qui l’est, un relief que la libre décision n’a pas chez les penseurs qui ont toujours la liberté à la bouche et de ce fait même, croyant l’exalter, la dévaluent complètement.» Automatismes et liberté, René Girard

 

«On est un moi que parmi d'autres "moi*.(...) Je définis qui je suis en définissant d'où je parle, dans la généalogie, dans l'espace social, dans la géographie des statuts et fonctions de la société, dans mes relations intimes avec ceux que j'aime, et aussi, de façon capitale, dans l'espace d'orientation morale et spirituelle à l'intérieur duquel je vis les relations les plus importantes qui me définissent.(...) Une image répandue du moi, selon laquelle celui-ci tirerait de lui-même (du moins potentiellement et idéalement) ses raisons d'être, ses buts et ses projets de vie, et chercherait à développer des "relations" seulement dans la mesure où elles seraient "enrichissantes" pour lui, se fonde largement sur l'ignorance de notre engagement dans des réseaux d'interlocution.(...) Il est clair que l'indépendance peut devenir une question bien superficielle lorsque des masses de gens essaient d'exprimer leur singularité de façon stéréotypée. C'est une critique qu'on a souvent adressée à la société moderne de consommation, qu'elle tend à engendrer des troupeaux d'individus conformistes.(...) Tout se passe comme si nous n'étions "réellement" que des individus séparés, et que telle était la bonne façon d'être.» Les sources du moi, Charles Taylor

 

«La mobilisation totale à laquelle nous assistons aujourd'hui, à l'époque la plus libérale de l'histoire humaine, est potentiellement une soumission totale, mais volontairement acceptée, et même recherchée. Cette disposition est un caractère anthropologique fondamental : que les humains soient à ce point disponibles à l'imposition est lié à un manque constitutif qui les définit comme tels – et qui, positivement, se place à l'origine de la culture et du progrès, comme compensation de la déficience propre à l'humain.(...) Le donné fondamental et inattendu de l'émergence est la soumission ; mais c'est justement de là que part l'émancipation.(...) Les décisions sont suscitées par la réalité, laquelle n'est pas un être vaguement anthropomorphe, mais bien une source d'obstacles qui nous contraint à prendre position puis, dans certains cas, à prendre une décision.(...) Sans ontologie, donc, pas d'épistémologie et pas d'éthique, puisque celle-ci commence lorsqu'il y a un monde extérieur qui nous provoque en nous permettant d'accomplir des actions, et non pas simplement de les imaginer.» Émergence, Maurizio Ferraris

 

«La science moderne s'est développée en vertu d'un partage radical entre le réel et le sensé. Le réel était l'affaire de la science, le sensé relevait de la métaphysique, c'est-à-dire, en l’occurrence, de Dieu.(...) Dieu fut éliminé, et le sens avec lui.(...) Plus on a fait crédit à la science, plus il est devenu difficile de la remettre en cause, car le vide et l'angoisse qui s'ensuivraient seraient insupportables.(...) Ainsi s'est mis en place un système général de pensée et d'action qui tend à s'imposer partout, en toutes circonstances. On l'appellera le dispositif.(...) [Or,] parce qu'il est universel, le dispositif manque l'essentiel.(...) Une des raisons majeures du succès de l'idéologie libérale tient à ce qu'en flattant les goûts et en stimulant les désirs, elle confère au déploiement technoscientifique son intensité maximale. Elle réalise bien mieux que les régimes autoritaires ou totalitaires la "mobilisation totale", parce que dans le non-sens général chacun a l'impression de poursuivre son but propre. Ce qui permet de joindre, au nihilisme, l'énergie et la productivité auxquelles nuirait une reconnaissance explicite du nihilisme.(...) Pour échapper à l'absurde, il faudrait revenir au questionnement métaphysique.» Itinéraire de l'égarement, Olivier Rey

 

«Le mode de vie est la face sous laquelle le système se présente aux acteurs, en leur imposant des attentes de comportement déterminées.(...) Ce ne sont pas les individus qui sont déterminés par le système, mais les modes de vie ; et les modes de vie se caractérisent par des attentes de comportement imposées aux individus.(...) [Dans le même temps,] le respect des droits individuels permet de nous faire avaler le système dans son ensemble, à l'image du principe de précaution qui, en se centrant sur telle ou telle technique, se garde bien d'interroger la technologisation du monde en tant que telle.(...) L'éthique de notre temps, tout entière centrée sur la défense de ses principes, renonce à tout jugement global sur le monde ; l'éthique de la civilité réduit la pensée éthique à l'impuissance.(...) Quelle éthique dénoncera non les imperfections du système, mais le système lui-même et le mode de vie qu'il nous impose ? (…) [C'est ainsi que,] l'accomplissement des libertés individuelles conduit à la tyrannie des modes de vie.» La tyrannie des modes de vie, Mark Hunyadi

 

 

Contre la démoralisation

 

«Comment être libre quand une grille explicative implacable nous interdit de concevoir le monde d’une façon différente de celle imposée par les automatismes socio-culturels qu’elle commande ?» En effet, «pour agir il faut être motivé et nous savons que cette motivation, le plus souvent inconsciente, résulte soit d’une pulsion endogène, soit d’un automatisme acquis et ne cherche que la satisfaction, le maintien de l’équilibre biologique, de la structure organique.» Ainsi, l’individu normal «reste persuadé de son dévouement, de son altruisme, cependant qu’il n’a jamais agi que pour sa propre satisfaction.» Notamment, «on lui apprend à servir” , autrement dit on lui apprend la servitude à l’égard des structures hiérarchiques de dominance.» À force, «cette servitude devient alors gratification.» D’autre part, «le conflit qui s'établit dans nos voies nerveuses entre les pulsions et l’apprentissage de la punition (…) mettra en jeu une réaction endocrino-sympathique, préjudiciable, si elle dure, au fonctionnement des organes périphériques.» Étant donné un tel “système inhibiteur de l’action“, «il ne reste plus que la soumission avec ses conséquences psychosomatiques, la dépression ou la fuite dans l’imaginaire des drogues et des maladies mentales ou de la créativité.» Éloge de la fuite, Henri Laborit

 

«La connotation religieuse qui imprègne les représentations de l’ADN (...) alimente les narrations typiques de l’essentialisme génétique pour lesquels cette structure moléculaire possède des facultés mystiques. En fait, l’ADN a acquis un statut culturel semblable à celui de l’âme dans la Bible.» De sorte que «l’ADN semble être la notion pertinente pour examiner les problèmes de la morale, de la personnalité et du statut social des individus.(...) Le génome se présente comme une structure “solide” et inaltérable à laquelle on peut se référer pour bien marquer les frontières entre l’homme et l’animal, l’homme et la machine, moi et l’autre, “eux” et “nous”.» Ainsi, d’un côté on espère «que la découverte de gènes de la dépression ou de gènes responsables d’autres maladies mentales pourra réduire le stigmate social attaché au fait d’être différent.» Mais d’un autre côté, «ce genre de découverte pourrait affecter le droit de procréer pour les malades mentaux.» D’autant que se profile un “contrôle positif” de la reproduction grâce à une «Banque du choix germinal, une banque de sperme proposant l’ADN “d’individus supérieurs”.» La mystique de l'ADN, Nelkin & Lindee

 

«L’homme sera d’abord ce qu’il aura projeté d’être. Non pas ce qu’il voudra être. Car ce que nous entendons ordinairement par vouloir, c’est une décision consciente, et qui est pour la plupart d’entre nous postérieure à ce qu’il s’est fait lui-même.» C’est-à-dire à «un choix plus originel, plus spontané que ce qu’on appelle volonté.» Et à partir duquel, «je crée une certaine image de l’homme que je choisis», de sorte que «en me choisissant, je choisis l’homme.» Il s’ensuit que «tout homme qui se réfugie derrière l’excuse de ses passions, tout homme qui invente un déterminisme est un homme de mauvaise foi.(…) Je dirai qu’il y a aussi mauvaise foi si je choisis de déclarer que certaines valeurs existent avant moi; je suis en contradiction avec moi-même si, à la fois, je les veux et déclare qu’elles s’imposent à moi.» En même temps, l’homme «se rend compte qu’il ne peut rien être ( au sens où l’on dit qu’on est spirituel, ou qu’on est méchant, ou qu’on est jaloux) sauf si les autres le reconnaissent comme tel.» Ainsi, «découvrons-nous tout de suite un monde que nous appellerons l’intersubjectivité, et c’est dans ce monde que l’homme décide ce qu’il est et ce que sont les autres.» L’existentialisme est un humanisme, Jean-Paul Sartre

 

La vertu comme “vraie richesse“ «n’a rien de commun avec ces biens extérieurs qui font courir les hommes au-delà de toute raison.(...) Fondée sur l’effort qui est un bien, elle se révèle une arme imprenable.» Il s’agit donc de «faire table rase de toutes ces coutumes et de toutes ces conventions que la société, pour se maintenir, s’ingénie à inculquer à chacun de ses membres.» En fait, le Cynique «ne considère pas qu’il y a un mystère du monde à percer ni quune divinité a fait l’univers pour l’homme.(…) D’où cette falsification de la philosophie elle-même qui embarrassa tant Platon» puisque, suivant Diogène, «jouer au sage, c’est aussi de la philosophie.(...) Voilà bien la formule du bonheur, le code de la vraie réussite d’une vie. Découvrir ses limites, bien sûr, mais avec sérénité: notre condition mortelle n’a rien de si fâcheux quand on l’a assumée d’avance comme une nécessité naturelle sur laquelle on n’a aucun pouvoir, sinon le pouvoir même de l’accepter librement. Tout le reste, par ailleurs, ou peu s’en faut, semble devoir obéir à la maîtrise du sage qui sait se posséder lui-même.» Les Cyniques grecs, M.-O. Goulet-Cazé

 

Les pragmatistes «pensent que la recherche de la certitude, même si on la considère comme un but à atteindre à long terme, n'est qu'une tentative de fuir le monde.» Ils rejettent de même «l'idée que l'on puisse "découvrir la nature intrinsèque de la réalité physique" et celle que l'on puisse "clarifier nos obligations morales inconditionnelles", parce que l'une et l'autre présupposent l'existence de quelque chose de non relationnel, quelque chose qui serait à l'abri des vicissitudes du temps et de l'histoire, quelque chose que n'affecteraient pas les variations des intérêts et des besoins humains.(...) Il faut cesser de se préoccuper de savoir si ce que l'on croit est bien fondé, et commencer à se demander si l'on possède une imagination suffisante pour inventer des alternatives intéressantes à nos croyances présentes.» Dans ce sens, une pensée antidualiste, en évitant de faire «d'une différence importante de degré un dualisme métaphysique,(...) en rejetant la distinction essence – accident, et en effaçant les frontières de l'esprit et de la matière» privilégie «la continuité sur les clivages de toutes sortes, ainsi que la production du nouveau sur la contemplation de l'éternel.» L’espoir au lieu du savoir, Richard Rorty

 

La "norme" «dont le fonctionnement est irréductible au vieux système de la Loi», tente plutôt «d’atteindre l’intériorité des conduites individuelles afin de leur imposer une courbe déterminée. Elle ne saisit pas l’individu à l’occasion d’actes précis et ponctuels, mais tâche d’investir la totalité de l’existence.» De fait, «la norme est diffuse, sournoise, indirecte: elle finit par s’imposer au détour de mille et mille réprimandes mesquines.» Or, «c’est la forme de l’examen qui s’impose comme corollaire du pouvoir disciplinaire,(…) l’examen, à l’école, à l’hôpital, à l’usine, assure l’objectivation des corps dociles.(…) C’est lui qui nous fabrique des identités conformes au pouvoir disciplinaire.» À ces “rituels de vérité“, s’oppose la parrhèsia, «un dire-vrai qui ne relève ni d’une stratégie de démonstration, ni d’un art de la persuasion, ni d’une pédagogie.(...) Dans la parrhèsia celui qui parle se lie au contenu vrai de son discours, non plus cependant comme dans l’aveu sous la forme de l’obéissance à l’Autre et dans l’espoir du salut, mais, dans le risque courageux de sa propre mort, pour manifester un rapport à soi structuré par la liberté.» Michel Foucault, Frédéric Gros

 

«D'un côté, dans la question "comment s'assurer qu'un énoncé est vrai ?", je crois que vous trouvez le fondement, la racine d'une tradition importante dans la philosophie occidentale, que j'appellerais la tradition de l'analytique de la vérité ; de l'autre côté, la question "quelle importance y a-t-il à dire la vérité, qui est capable de dire la vérité et pourquoi devons-nous dire la vérité, la connaître et identifier qui est capable de la dire ?" se trouve, je crois, à la racine, au fondement de ce que nous pourrions appeler la tradition critique de la philosophie dans notre société.(...) Le megalopsuchos ne cache rien, il préfère l'alêtheia à la doxa, la vérité à l'opinion ; le megalopsuchos n'aime pas les flatteurs et, ce qui est intéressant, c'est aussi qu'il peut kataphronein, regarder les autres de haut en bas, ce qui est l'un des traits de la parrêsia, de l'homme qui est capable de dire la vérité.(...) En tant qu'êtres humains nous sommes capables de dire la vérité et de nous transformer nous-mêmes, de transformer nos habitudes, notre ethos, notre société, de nous transformer nous-mêmes en disant la vérité.» Discours et vérité, Michel Foucault

 

L’espoir est une forme de “pensée magique”, «indissociable de la peur, ou de l’angoisse, dont il constitue un paravent ou un anesthésique plus ou moins efficace.» Il est lié à un «état pathologique (névrotique) caractérisé par l’adoption de propos et de comportements artificiels, convenus, stéréotypés,(…) conçus par la personne névrosée comme devant être ceux que l’on attend d’elle de la part de son entourage.» Ce “faux-self” «résulte d’un mécanisme classique de défense de la personne percevant son milieu originel comme hostile, ou indifférent.» Il s’agit, au contraire, de «se repositionner en acteur capable de potentialiser ses épreuves, et non plus en victime,(…) en revendiquant l’entière responsabilité de leur survenue.(...)L’assertivité librement exercée a vertu d’exemple, quand elle donne à voir des autorisations mises en œuvre pour mieux et bien vivre ! (…) Il ne tient qu’à chacun de nous de revendiquer par les faits nos responsabilités légitimes.» Car, «contrairement aux apparences, l’antonyme d’espoir n’est pas désespoir, mais action.» 120 mots clés pour s’émanciper, Gian Laurens

 

 

10 juillet 2019

3. Errare humanum

 

 

 

 

On entre dans la danse

 

«Pour les membres de la société, la connaissance de sens commun des faits de la vie sociale est une connaissance institutionnalisée du monde réel. Non seulement cette connaissance de sens commun dépeint-elle une société réelle pour les membres, mais, à la manière d'une prophétie autoréalisatrice, les traits de la société réelle sont produits par la soumission motivée des personnes à ces attentes d'arrière-plan.(...) La possibilité d'une compréhension commune ne [tient] pas à une connaissance partagée, mesurable, de la structure sociale, mais plutôt, et entièrement, à l'obligation d'agir en accord avec les attentes de la vie ordinaire en tant que moralité.(...) La supposition d'un monde commun intersubjectif est modifiée de façon saisissante dans les actions du scientifique. Les "autres personnes" sont pour lui des "n'importe qui" universalisés. Elles sont, dans l'idéal, des manuels désincarnés de procédures appropriées pour trancher en matière de sensibilité, d'objectivité et de justification.(...) Dans la vie quotidienne, la même façon d'agir risquerait de provoquer un changement de statut, c'est-à-dire de le faire passer pour criminel, malade ou incompétent.» Recherches en ethnométhodologie, Harold Garfinkel

 

«La façon dont une personne accomplit sa part de figuration et aide les autres à accomplir la leur représente le niveau de son acceptation des règles fondamentales de l’interaction sociale.(...) Tout autant que d’amour-propre, le membre d’un groupe quelconque est censé faire preuve de considération.(...) Celui qui risque une affirmation ou un message, si banal soit-il, engage et, en un sens, met en danger toutes les personnes présentes, y compris lui-même.(…) Il n’est donc pas surprenant que celui à qui on ne peut faire confiance en ce domaine sème la perturbation.» Cela explique aussi «l’angoisse d’avoir fait perdre la face à un autre, ou la colère pour l’avoir perdue soi-même.(...) Ces émotions (…) s’ajustent si précisément à la logique du jeu rituel qu’il serait (...) difficile de les comprendre en son absence. Même le caprice d’un enfant qui réclame quelque chose et se le voit refuser n’est pas l’expression irrationnelle de sa frustration, mais bien un mouvement rituel par lequel il manifeste qu’il possède déjà une face dont la perte n’est pas chose négligeable. Il arrive même que des parents sensibles admettent ces démonstrations, car ils y voient l’ébauche du moi social.» Les rites d’interaction, Erving Goffman

 

On constate en société «un devoir faire qui n'est pas spécifié par des règles. Par quoi l'est-il alors ? Tout simplement par la "situation d'engagement" dans laquelle se trouve l'agent lorsqu'il agit.» Car, les agents sociaux «attendent normativement les uns des autres (...) qu'ils se sentent tenus par ce genre particulier de faits que sont les "faits naturels de la vie en société", à la définition desquels tout un chacun est supposé adhérer.» Surtout justement, «en adoptant le point de vue de tout un chacun dans la société, et non pas en fonction de leurs préférences ou dispositions personnelles.» Or, certaines erreurs, «induites par une ignorance non évitable et excusable, ne peuvent être commises que par des personnes très particulières, précisément celles que l'on ne peut pas créditer d'un "savoir nécessaire" (au sens de "ce que tout un chacun sait nécessairement").» Comme les enfants ou les immigrés. Par contre, en situation de manipulation expérimentale, «seule la mauvaise foi, le refus de se conformer aux usages, voire un dérangement mental passager, pouvaient expliquer» un manquement de l'expérimentateur. L'erreur dans la cognition sociale, Louis Quéré

 

Faut-il admettre que l’homme normal n’est pas un délinquant du moment qu'il "obéit instinctivement à la loi" ? «Cette méfiance et cet embarras mêlés lorsque nous évoquons la normalité font dire à l’opinion commune que “pour le psychiatre, tout le monde est fou”.» Il s’agit en fait de repérer la “fausse normalité“ de «ces sujets au “faux self” hypertrophié (…) qui s’accrochent à la norme socio-idéale, en se demandant sans arrêt “comment font les autres” ? en cherchant à tout prix l’adaptation, voire la sur-adaptation, incapables de réaliser leur propre programme, d'advenir à ce qu’ils sont.» Ce sont eux, peut-être, qui auraient besoin d’être soignés, mais il est préférable de «laisser ceux qui se disent normaux bénéficier de ce “symptôme qui apporte le plus de bénéfices secondaires”, puisqu’ils ne demandent rien.» En définitive, «la pierre de touche de la santé mentale n’est pas l’adaptation en soi, mais la capacité à procéder à des réadaptations successives, sans perdre le sentiment de sa propre continuité dans le temps.» (L. Gardies) Modèles de normalité et psychothérapie, Daniel Zagury

 

«Pour interagir de façon continue, compétente et efficace, nous devons percevoir notre environnement et les personnes que nous côtoyons ou dont nous entendons parler comme une structure simple, dotée de stabilité et de significations.» Généralement «nous expliquons un comportement que nous qualifions de timide par le fait que son auteur est timide et nous concluons en disant qu’il a telle personnalité parce qu’il produit tel comportement.» Une autre théorie préconçue source de jugements définitifs part de l’idée que «l’homme est profondément bon et raisonnable. Ils [les gens] en infèrent donc que les contrevenants doivent avoir une personnalité particulière qui expliquerait l’aberration.» On pourrait dire que "l'erreur fondamentale", cette propension à négliger les “facteurs situationnels“, et «osciller entre une bonté et une méchanceté foncières, revient à adhérer à une même théorie implicite, plus générale que les précédentes: c’est la personnalité des gens qui dicte leurs comportements.» Sommes-nous tous des psychologues ?, Jacques-Philippe Leyens

 

«Toute affirmation explicitée devient, par cela même, un thème de discussions possibles.(…) Il est donc nécessaire à toute croyance fondamentale, qu’il s’agisse d’une idéologie sociale ou d’un parti-pris personnel, de trouver, si elle s’exprime, un moyen d’expression qui ne l’étale pas.(…) Il devient nécessaire d’avoir à sa disposition des modes d’expression implicite, qui permettent de laisser entendre sans encourir la responsabilité d’avoir dit.(...) La présupposition serait une affirmation “faite en passant”, que le destinataire doit croire, mais qui n’est pas censée orienter directement le discours ultérieur.(...) Attaquer les présupposés de l’adversaire, c’est, bien plus encore que lorsqu’on nie ce qu’il pose.(...) Ce refus aboutit à rejeter le dialogue offert par l’interlocuteur au moment où il parlait. Il aboutit donc aussi à accuser l’adversaire non seulement d’avoir dit des choses fausses mais d’avoir agi de façon absurde. Sa parole, en effet, comme toute parole, posait la structure d’un dialogue ultérieur, et, de ce fait, appelait une suite, ouvrait un échange. Mais, en même temps, elle mettait à cet échange des conditions inacceptables, elle rendait impossible la suite qu’elle demandait.» Dire et ne pas dire, Oswald Ducrot

 

Pour Austin, «un des buts de la philosophie du langage ordinaire sera de déterminer toutes les manières variées pour un énoncé d'être malheureux, inadéquat au réel.» Tout comme, «un des buts de la sociologie de Goffman sera de déterminer les manières pour nos actions ordinaires, notre comportement, d'être malheureux, inadéquats à l'ordre social.» Le paradigme de l'erreur serait alors «le geste déplacé, le faux mouvement, le mariage raté, plutôt que le mauvais calcul.» De fait, «cela brouille la distinction entre l'insincérité et l'erreur, comme le montre l'exemple de l'expression courante "je suis désolé", employée dans des circonstances où on ne l'est pas du tout, et où on a même quelque responsabilité dans l'événement déploré.» Dans ce cadre, «les excuses sont inhérentes à la façon d'agir humaine, sont une part essentielle de nos conversations et définissent la morale bien plus que nos (souvent pitoyables) justifications.» Car, «ce n'est pas la règle en tant que telle qui est l'objet de l'enquête sociale ou morale, mais l'expression de ma relation personnelle à la règle sociale, de ma capacité à corriger mes erreurs quelles que soient les circonstances.» La morale «se définit alors, socialement, par la limite à ce qui peut être excusé.» Austin et l'erreur pratique, Sandra Laugier

 

 

En jouant le jeu

 

Pour marquer la distinction entre erreur et folie, nous avons l'exemple d'un «homme qui présumerait que tous nos calculs sont incertains et que nous ne pouvons nous fier à aucun d'entre eux (il le justifierait en disant qu'il y a partout possibilité d'erreur), nous le donnerions peut-être pour fou. Mais pouvons-nous dire qu'il soit dans l'erreur ? N'est-ce pas simplement qu'il réagit autrement: nous nous fions à eux, lui non; nous sommes sûrs, lui non.» Il y a aussi l'exemple de l'élève qui «ne s'ouvre à aucune explication car il interrompt continuellement le maître en exprimant des doutes, par exemple quant à l'existence des choses, la signification des mots, etc.» On pourrait dire qu'il «n'a pas encore appris à poser des questions. Il n'a pas appris le jeu que nous voulons lui enseigner.» Par extension, «si nous disons savoir que..., nous entendons par là que tout homme raisonnable, dans notre situation, le saurait aussi, que ce serait déraisonnable de le mettre en doute.» Ce qui conduit à s'interroger: «Le jeu de langage tout entier ne repose-t-il pas sur ce genre de certitude ?» Puisque manifestement, «ne joue pas le jeu ou le joue fautivement qui ne reconnaît pas les objets avec certitude.» De la certitude, Ludwig Wittgenstein

 

«Comment ce qui (dans une sphère culturelle déterminée) est valable pour tous doit-il être intégré à la spontanéité propre du sujet, de telle sorte qu’il puisse alors, de façon tout à fait évidente, être replacé dans le monde commun, comme trait relativement propre au sujet ?» Les schizophrènes «oscillent en permanence dans l’alternative entre assumer un modèle et se retirer autistiquement.(...) [Ils] donnent facilement l’impression extérieure d’être perplexes, de manquer d’assurance et en un sens très radical d’être “incapables”. À un regard superficiel on peut avoir l’impression d’une extrême distraction.(…) Le manque d’assurance concernant la manière de prendre quelque chose et de le ranger, d’appréhender une chose et de l’interpréter, conduit de tels malades à n’arriver à bout de rien.(…) Ils sont constamment occupés à produire cette base que le sujet sain présuppose sans y penser, pour pouvoir, à partir de là, se tourner vers les exigences de la vie concrète.(...) Ce qui nous tend et nous mobilise vers le monde laisse ces patients indifférents. Ils ne se laissent prendre “par” rien, ni par leur honneur, ni par leur orgueil.» La perte de l’évidence naturelle, Wolfgang Blankenbourg

 

La dépersonnalisation est «un état où l’individu ne se reconnaît pas lui-même comme une personnalité. Ses actions lui semblent automatiques. Il observe ses propres réactions comme un spectateur.» Ce sont des «sujets ayant organisé un personnage de surface en quelque sorte idéalisé. Ceci est le plus évident lorsqu’il s’agit de personnalités hystériques, comédiens de leur propre personnage, ou de personnalités schizoïdes, ces rêveurs éveillés à la recherche d’un personnage et d’un rôle imaginaire. Tout se passe comme s’il y avait un décalage entre le personnage idéal désiré et souvent apparemment réalisé et la réalité profonde de la personne que les conjonctures à un moment donné révèlent comme impuissante à tenir son masque ou son rôle.(...) Le moi structuré aussi dysharmonique qu’il soit par rapport au moi structurant, ne permet pas de prise de distance, de libération, voire d’humour par rapport à soi-même.(...) Les sujets profondément engagés dans la lutte pour l’existence sur la base d’une conscience aiguë des réalités sociales objectives, paraissent généralement peu prédisposés à la dépersonnalisation.» Vivre en délirant, Sven Follin

 

«La prise de conscience de l’activité mentale est le plus souvent facultative (elle n’est pas nécessaire à l’exécution des opérations mentales).» C’est surtout «l’écart entre effets attendus et réalité» qui «déterminerait donc la prise de conscience, le traitement de données plus étendues sur la situation, permettant l’ajustement de l’action.(...) Cette attribution subjective d’intention, que nous opérons en permanence pour donner sens à nos actions, ne témoigne donc pas toujours des motifs initiaux de nos actes, mais plutôt d’une interprétation opérée après coup et en tenant compte de la situation.» Or, «la schizophrénie montrerait une sorte de dissociation entre les actes et leurs intentions, un trouble de la conscience des intentions d’agir.» De fait, nous pouvons douter «de la justesse ou vérité de notre pensée. Mais nous ne pouvons douter de la “réalité” de cette pensée, du fait qu’elle s’est produite, que nous l’avons éprouvée.(...) Il manquerait dans l’actualisation délirante une modalisation, du type “je crois” ou “je désire”, marquant en quelque sorte la position du sujet par rapport à l’acte mental. Disparaîtrait alors l’écart entre la représentation d’un fait et le fait lui-même, entre l’acte mental et ce qu’il représente.» La schizophrénie, Nicolas Georgieff

 

«L’enfant qui présente ce syndrome n’a pas l’air conscient des règles tacites de conduite sociale et peut dire ou faire des choses qui peuvent offenser ou ennuyer les autres.(…) Une fois ces règles de conduite expliquées, l’enfant les suit à la lettre, devenant alors pointilleux à l’extrême dès qu’un comportement viole la règle.(…) Là où d’autres enfants seront décidés à contourner ou transgresser les règles, l’enfant atteint d’un Syndrome d’Asperger met un point d’honneur à les faire respecter.» C'est ainsi qu'un adolescent «décrivait son incapacité à apprécier le sentiment de triomphe dans les jeux d’équipe et ne pouvait concevoir le sentiment de satisfaction ressenti à l’idée que ses adversaires se sentent inférieurs. L’enfant peut être de même indifférent à la pression de ses pairs face aux derniers jouets ou vêtements à la mode. Il est rarement invité aux anniversaires et il a peu d’amis véritables.» Cela s’explique par une «difficulté à maîtriser la “théorie de l’esprit” et la perception plus précise des intentions de l’interlocuteur et non pas une distorsion de la réalité.» Le Syndrome d’Asperger, Tony Attwood

 

On tend d’ordinaire «à considérer que les individus vivent leurs interactions en fonction de leur nature, de leur tempérament, leur humeur du moment, etc. bref en fonction de facteurs essentiellement personnels.» Alors que le systémicien «considère que ces interactions ont leurs propres règles, extérieures aux individus, qui ne peuvent que les suivre s’ils veulent que l’on continue à les considérer comme des gens normaux.» Ainsi dans le comportement de jeu, les parties montrent «qu’elles savent émettre et recevoir des signaux disant: “ceci est un jeu”. En d’autres termes,(…) elles “métacommuniquent”. Ou encore: elles mettent des guillemets, elles encadrent leurs messages.(…) Or le schizophrène adulte peut se définir par cette même incapacité à distinguer les messages de niveau I de ceux de niveau II. Il prend littéralement tout message émis ou reçu. Il ne métacommunique plus, à son propos ou à propos d’autrui.» De ce point de vue, la “double contrainte“ devient «un principe abstrait, qui s’applique autant à l’art, à l’humour, au rêve qu’à la schizophrénie.» On peut y voir «un même processus de création fondé sur le renversement des niveaux de messages: le commentaire devient le texte et vice versa.» La nouvelle communication, Yves Winkin

 

«Il faut que le thérapeute s'habitue à ce que le patient joue de la lyre pendant que Rome brûle.» Pour se rendre compte petit à petit «que les communications affolantes du patient, maintenant que la découverte de leur signification sadique ("rendre fou") lui a permis de les voir sous un autre jour, comportent au fond un élément de jeu qui est sain,(…) c'est le chaos du jeu que peuvent partager une mère et son enfant (ou deux petits enfants).(...) En s'identifiant à ce thérapeute stable et constant qui peut ignorer les désordres de la folie, le patient peut à son tour les ignorer et aller de l'avant en exerçant ses fonctions du moi plus saines.(...) C’est seulement lorsqu'il aura mûri au point que son amour sera devenu plus grand que sa haine, et qu'il se sentira convaincu que c'est ainsi, qu'il aura alors la certitude que la condition mortelle de l'homme ne lui est pas personnellement imputable. Avant d'en arriver là, il a tendance à tenir pour équivalents le fait existentiel de la victoire finale de la mort et le fait que sa haine triomphe chaque fois des forces d'amour qu'il porte en lui.(...) Seul un être relativement total peut se sentir participer à la totalité de l'humanité, et ce sentiment rassure face à la connaissance de la mort.» L'effort pour rendre l'autre fou, Harold Searles

 

Les sociopathes «sont l’exemple même de cette tête froide dont on nous dit qu’elle est indispensable si l’on veut prendre de bonnes décisions.(...) En fait, ils représentent une autre sorte de cas où l’affaiblissement de la faculté de raisonnement est accompagné d’une diminution, ou de l’absence, de la capacité de ressentir des émotions.(...) La sélection naturelle a dû favoriser une organisation du cerveau dans laquelle les systèmes impliqués dans le raisonnement et la prise de décision sont étroitement interreliés avec ceux qui sous-tendent la régulation biologique, puisque ces deux catégories de processus neuraux sont impliqués dans les impératifs de la survie.» Concrètement, des «critères sont fournis par les marqueurs somatiques, qui expriment, à tout moment, l’ensemble des objectifs préférés, assignés par l’hérédité aussi bien que par l’apprentissage.» Ainsi, un «marqueur somatique positif, dont l’apparition est déclenchée par l’image d’une perspective d’avenir heureuse, constitue certainement la base neurobiologique qui permet d’endurer la phase préalable pénible.» L’erreur de Descartes, Antonio Damasio

 

«Pour être stochastique, un processus a besoin non seulement d’une source de hasard, mais aussi d’un comparateur intrinsèque appelé “sélection naturelle” quand il s’agit de l’évolution, et “préférence” ou “renforcement” quand il s’agit de la pensée.» Partant, processus d’apprentissage et pensée créatrice suivent le même schéma que l’évolution dans la nature: «ce qui peut être appris à un moment donné est limité ou facilité par ce qui a été appris antérieurement, de sorte qu’il y a en fait un apprentissage à l’apprentissage, la limite de ce qui peut être changé immédiatement pour répondre à une nécessité du milieu étant in fine fixée par la constitution génétique.» Dans le même ordre d'idées, «le conservatisme s’enracine dans la cohérence et la compatibilité, lesquelles vont de pair avec (…) la rigueur dans le processus mental.(…) Et le paradoxe, le dilemme qui nous embarrasse et nous consterne lorsque nous songeons à corriger ou à combattre l’obsolescence, est simplement la crainte de devoir perdre cohérence, clarté, compatibilité et même santé de l’esprit, si nous laissons s’en aller l’obsolète.» La nature et la pensée, Gregory Bateson

 

 

Mais que fais-je ?

 

«Nous n’existerions pas (en tant que sujets dont le Soi habite une machine “compliquée”), (…) si l’évolution des interactions sociales n’avait pas contraint chaque animal humain à se doter d’un sous-système interne non seulement chargé de gérer les interactions interindividuelles, mais capable en outre d’interagir temporellement avec lui-même dans certaines circonstances.(...) Si je sais mieux que vous ce que je m’apprête à faire, c’est uniquement parce que je passe plus de temps en ma compagnie que vous.(...) Devant décider très souvent d’agir au moment opportun, nous révisons sans cesse les stratégies et les attitudes présélectionnées qui façonneront nos réactions trop fulgurantes pour qu’une réflexion soit possible dans le feu de l’action.(…) On peut s’apercevoir ainsi que notre libre arbitre, comme toutes nos autres facultés mentales, doit être étalé dans le temps, plutôt que mesuré à des instants précis.(...) Vous n’êtes plus “hors du coup”: vous êtes en plein dedans, formant une vaste boucle et non un point sans extension !» Théorie évolutionniste de la liberté, Daniel Dennett

 

«Nous avons l'expérience du libre arbitre, mais celui-ci serait une illusion, puisque les processus neuronaux sont causalement suffisants pour déterminer les états subséquents du cerveau (…). [Or,] nous ne pouvons pas refuser d'exercer notre libre arbitre, parce qu'un tel refus n'est lui-même intelligible pour vous, en tant que tel, que si vous y voyez l'expression de l'exercice de votre libre arbitre.(...) Il est tentant (…) de penser que l'explication de l'expérience consciente du libre arbitre est une manifestation, au niveau de la prise consciente de décision rationnelle de l'indéterminisme quantique.(...) [Mais,] une action libre n'est pas une action entreprise par hasard.(...) [En fait,] l'indétermination au niveau des micro-éléments (…) peut expliquer l'indétermination du système, mais le hasard se produisant à un tel niveau n'implique pas qu'il y ait du hasard au niveau du système.(...) Nous sommes des robots conscients dont les états de conscience sont fixés par des processus neuronaux et, dans le même temps, nous procédons parfois sur la base de processus conscients non déterministes (…) par le biais desquels le moi rationnel prend des décisions en se fondant sur des raisons.» Libre arbitre et neurobiologie, John R. Searle

 

«Lune des fonctions du Moi est de nous empêcher de changer trop rapidement.(…) Nous ne réaliserions jamais grand-chose, parce que nous ne pourrions pas nous fier à nous-mêmes.» Surtout, «nous passons toute notre vie à chercher des systèmes de commande de nous-mêmes (...), tout comme les sorciers des temps anciens recouraient à des rites pour jeter leurs sorts.» Dans la pratique «si quelquun vous demandait comment vous avez trouvé la solution, vous seriez dans la plupart des cas incapable de dire mieux que: “Je me suis rendu compte, tout à coup, que…”» De même pour ce qui est de l’objectivité, nos perceptions «peuvent donc parfois activer si rapidement nos souvenirs que nous navons pas le temps de distinguer ce que nous avons vu de ce que nous avons été contraints de nous rappeler.() Ainsi, nos attitudes envers ce que nous aimons ou détestons sont souvent bien moins modifiables que leur objet, notamment dans le cas de la personnalité des autres.» La société de l’esprit, Marvin Minsky

 

On distinguera «la connaissance de ce que l'on fait sans recours à l'observation, et la connaissance de ce qui arrive exactement à un moment donné, par exemple au matériau sur lequel on travail. L'une est pratique, l'autre spéculative.(...) Quelqu'un qui n'aurait pas d'yeux pourrait continuer d'écrire avec un stylo qui n'aurait plus d'encre.(…) Sans les yeux, il sait ce qu'il écrit; mais ses yeux l'assurent que ce qu'il écrit s'écrit effectivement de façon lisible.» On dira donc de "l'action intentionnelle" qu’elle «implique toujours (…) de "bien s'y connaître" dans ce sur quoi porte la description sous laquelle l'action peut être appelée intentionnelle. Cette connaissance s'exerce dans l'action: il s'agit de la connaissance pratique.(...) Certains disent que, par un acte de volonté, on peut obtenir le mouvement de son bras, mais pas celui d'une boîte d'allumettes.(…) S'ils veulent dire qu'ils peuvent remuer le bras mais pas la boîte, je réponds que je peux bouger la boîte. Rien de plus facile.(...) Les fondements de l'espoir sont composés à la fois de raisons de vouloir et de raisons de croire que la chose voulue peut arriver; mais les fondements de l'intention sont seulement des raisons d'agir.» L'intention, Elisabeth Anscombe

 

«Nous ne pouvons pas imaginer une communauté qui permet une disjonction radicale ou globale entre l'intention et l'action.» Bien sûr, «une auto-attribution d'une action intentionnelle peut avoir besoin du soutien d'une information acquise par observation.(...) Il est difficile d'imaginer une personne faire quoi que ce soit intentionnellement, même lever son bras au-dessus de sa tête, si elle est privée de toute forme de donnée sensorielle.(...) Notre concept d'intention est conçu pour permettre l'échec local ou occasionnel dans la réalisation des intentions, et reconnaît ainsi le fait que nous changeons parfois d'avis, oublions, sommes interrompus, ou réalisons que nous ne pouvons pas faire ce que nous avions prévu.» De même, «l'aptitude de l'agent à reconnaître une erreur en tant que telle, et sa connaissance de la manière de la corriger, sont une partie de son aptitude à effectuer des actions d'un certain type.» Cependant, «si nous vivions dans un monde (...) où chaque tentative pour agir serait un saut dans l'inconnu, il y aurait peu, voire pas de connaissance en intention. Mais nous ne vivons pas dans ce monde, et presque aucune de nos actions n'est fondée sur l'observation, même au sens large du terme.» Connaître en intention, Kevin Falvey

 

«L'excès de rigidité des représentations intentionnelles ou encore la difficulté de spécifier des intentions au fur et à mesure que l'action se réalise, pourraient concourir à ce que nous appelons l'état malade en psychopathologie.(...) Cette relative instabilité de notre système mental se défendrait du chaos par l'illusion du moi ou par l'illusion de la capacité d'autrui à pouvoir nous aider dans la compréhension de nos propres comportements.(...) L'exploitation de cette manne de non-sens par les thérapeutes semble bien efficace pour que s'établisse chez les patients la réorganisation de leur monde de pensée dans une perspective d'ajustement et de mouvement accru entre les états de pensée et les états du monde.(...) Cette fonction thérapeutique d'attribution interne, voire d'internalisation des intentionnalités repose donc sur une croyance nécessairement partagée entre thérapeutes et patients que le sens est à découvrir, qu'il était déjà là et que les patients s'employaient à ne pas vouloir le voir.» Les stratégies intentionnelles des thérapeutes, Alain Blanchet

 

La “finalité“ veut «simplement désigner la “tension psychologique immanente vers un but futur, vers une signification à venir”.(…) La colère qu’inspire une injure subie appelle la vengeance, un deuil ostentatoire l’éveil de la pitié chez autrui.» Ainsi, «les indigènes, avant de se mettre en chasse, exécutent des danses, miment la chasse qu’ils vont entreprendre: ils accomplissent l’indispensable “rite d’entrée” pour créer en eux l’humeur, l’état d’âme, l’émotion nécessaires à l’action à accomplir, c’est-à-dire pour éveiller la volonté.» Or, «tout ce qui a une tonalité de sentiment accusée est difficile à manier, étant en relation avec des réactions physiologiques.» Ainsi, le névrosé «ne parvient pas à empêcher les projections néfastes de se nicher (…) dans les objets les plus voisins, où elles ne laissent pas de susciter des conflits. Ceci le met en demeure de se rendre compte de ses projections primitives avec une acuité bien plus intense que ne l’a jamais fait l’homme normal.» Lequel «cultive, il est vrai, les mêmes projections, mais elles sont mieux réparties: l’objet des projections favorables est proche, celui des projections péjoratives se trouve situé à plus grande distance.» L’Homme à la découverte de son âme, Carl Gustav Jung

 

«L’instinct religieux, qui fait que l’être aspire à sa totalité, joue dans la conscience collective de notre époque le rôle le plus effacé.» Entre autre, l’homme d’aujourd’hui «ne sait même pas qu’il dépend complètement, dans son conscient, de la coopération de l’inconscient.(...) Si l’on acquiert une connaissance de soi plus précise et plus sûre, on se voit souvent confronté avec les problèmes les plus lourds, à savoir les conflits de devoirs, dont la solution ne relève d’absolument aucun paragraphe de loi, pas plus ceux du Décalogue que ceux de quelque autre autorité. Ce n’est d’ailleurs qu’à partir de ce moment que commencent vraiment les décisions éthiques.(...) Jusque là, c’était le moi qui aimait à se prendre pour l’être tout entier, et c’est pourquoi il éprouve la plus grande peine à échapper au danger de l’inflation.» Aussi, «en face de ce danger, un seul recours: s’abandonner à une émotion qui, bien loin d’oppresser et de détruire l’individu, l’achemine vers sa plénitude.(…) Tout ce que nous pouvons escompter et tenter avec le conscient consiste, au maximum, à nous glisser dans la proximité du déroulement inconscient; arrivés là, nous ne pouvons plus qu’attendre et nous efforcer d’observer la suite des événements.» Un mythe moderne, Carl Gustav Jung

 

«Au lieu d'envisager nos idées comme nos propres créations, travaillant pour nous», on peut très bien les envisager «comme des mèmes autonomes et égoïstes, qui n'œuvrent que pour se faire copier.(...) Nous pensions autrefois que le dessein biologique nécessitait un créateur, mais nous savons aujourd'hui que la sélection peut concevoir la totalité de ce dessein toute seule. De même, nous croyions jadis que le dessein humain nécessitait un concepteur conscient à l'intérieur de nous-même, mais nous savons aujourd'hui que la sélection mémétique peut s'en occuper toute seule.(...) Des cerveaux qui pensent intelligemment, équipés d'un grand nombre de mèmes, sont tout à fait capables de prendre des décisions solides sans qu'il y ait un moiplexe pour les brouiller.(...) Par sa nature même, le moiplexe fait surgir la récrimination contre soi, le doute de soi, l'avarice, la colère, et toute une panoplie d'émotions destructrices.(...) Dans ce sens, nous pouvons véritablement être libres – non parce que nous sommes capables de nous rebeller contre la tyrannie des réplicateurs égoïstes, mais parce que nous savons qu'il n'y a personne pour se rebeller.» La théorie des mèmes, Susan Blackmore

 

 

Et surtout dans quelle étagère ?

 

«L'idée force de la théorie de la connaissance est qu'être rationnel, être pleinement humain, faire ce que l'on doit, c'est être capable de trouver un terrain d'entente avec les autres. De là que construire une théorie de la connaissance consiste à élargir au maximum un tel terrain d'entente avec les autres, de là aussi que, poser qu'on peut construire une théorie de la connaissance, c'est poser l'existence d'un tel terrain. Il y a eu un temps où l'on s'est imaginé qu'on trouverait ce terrain d'entente hors de nous – par exemple dans l'ordre de l'Être (...). Puis, comme au XVIIème siècle, on s'est imaginé qu'on le trouverait en nous, qu'il suffisait de comprendre notre esprit pour accéder à la méthode qui nous permettrait d'atteindre la vérité. Les philosophes de l'école analytique, quant à eux, ont cru qu'il fallait s'en remettre au langage.» D'un point de vue herméneutique, «être rationnel, c'est résister à la théorie de la connaissance – à l'idée qu'il y aurait un (et un seul) ensemble de termes à l'aide desquels toute contribution à la conversation devrait pouvoir se formuler –, c'est vouloir saisir le jargon de notre interlocuteur, et non essayer de le traduire dans le nôtre.» La Philosophie et le Miroir de la nature, Richard Rorty

 

«La plupart des utilisateurs d'ordinateurs n'ont pas la moindre idée des principes physiques qui sont responsables du comportement éminemment fiable, et par conséquent prédictible, de l'ordinateur. Mais s'ils ont une idée claire de ce que l'ordinateur est destiné à faire (…) ils peuvent prédire son comportement avec précision et sûreté.» En adoptant le point de vue intentionnel, «on décide de traiter l'objet dont le comportement doit être prédit comme un agent rationnel ; puis on essaie de s'imaginer quelles croyances l'agent devrait avoir, étant donné sa place dans le monde et son but.» Enfin, «on prédit que cet agent rationnel agira de manière à réaliser d'autres buts à la lumière de ses croyances.» Or, un ordinateur «n'a pas d'intentionnalité originelle et intrinsèque, et il n'y a donc pas de fait "plus profond" que nous pourrions essayer de découvrir.(...) Je prétends appliquer précisément la même morale, les mêmes règles pragmatiques d'interprétation, aux humains.» Car, la signification des états mentaux «bien qu'elle soit, dans le cas d'un organisme, indépendante de nos intentions et objectifs, n'est pas indépendante des intentions et objectifs de Dame Nature, et par conséquent est, en définitive, tout aussi dérivée.» La stratégie de l'interprète, Daniel Dennett

 

«L’attribution d’états mentaux à autrui est indissociable de l’usage du langage.» Une “stratégie de l’interprète“ «permet de passer du simple décodage, qui ne livre qu’une interprétation partielle des phrases, à leur interprétation complète.» Laquelle «revient à l’attribution, à son locuteur, d’une intention globale.(...) Plus cette intention globale est facile à construire (moins son coût de construction est important), plus elle est riche et complexe, plus on aura tendance à juger que le discours en question (et son producteur) est cohérent.(…) Des processus très similaires sont à l’œuvre lorsque nous finissons une phrase pour quelqu’un.» Ainsi, «tout énoncé suscite chez l’interlocuteur l’attente de sa propre pertinence.» Il s’agit donc d’un, «fonctionnement axé sur la recherche et l’optimisation de la pertinence, ou, en d’autres termes, sur le rendement.» Mais ça «n'est pas un principe normatif qui impose au locuteur de prononcer des énoncés pertinents et uniquement des énoncés pertinents: c’est un principe d’interprétation que l’interlocuteur utilise inconsciemment lors du processus d’interprétation.» La pragmatique aujourd’hui, Reboul & Moeschler

 

«Les causalistes veulent expliquer l’action par l’intention de l’acteur mais ils comprennent l’intention comme une cause mentale qui produit la conduite de l’acteur.(…) Sinon on se trouverait dans la situation absurde pour un causaliste que ce qui n’est pas encore (le but) produit des effets.» Or, «les explications fonctionnelles que l’on trouve à l’œuvre en biologie ou en cybernétique sont des explications téléologiques.(…) Dans un système fonctionnel, les parties qui le composent sont là pour accomplir certaines fonctions et la téléologie revient à dire ce qu’elles doivent faire pour les remplir.» Selon Vincent Descombes : "Ce sont les usages établis qui permettent de décider de ce qui est dit, et donc de ce qui a été pensé, quand quelqu’un se fait entendre de quelqu’un. Ce sont donc bien des institutions du sens." En conclusion, «les systèmes intentionnels doués d’esprit sont alors conçus comme des systèmes téléologiques qui font appel bien davantage à une mise en ordre orientée, qu’à une causalité sur le modèle de celle des sciences de la nature.» L’esprit, entre nature et culture, Michel Simon

 

«La structure causale du monde n'est pas physique au sens où elle serait inscrite dans ce que nous concevons comme étant la réalité physique. Mais cela ne veut pas dire qu'elle soit plaquée par l'esprit sur la réalité physique.(...) Le monde de la vie ordinaire (...) est plein d'objets qui "produisent des effets" sur d'autres objets, d'événements qui expliquent d'autres événements, et de gens qui "reconnaissent" des choses (et pas seulement des qualités sensibles).(...) Peut-être la notion de causalité est-elle si primitive que la notion même d'observation la présuppose.(...) Ce qui est factuel et ce qui est conventionnel est affaire de degré.(...) Comme le relativisme, mais d'une manière différente, le réalisme est une tentative impossible pour avoir sur le monde un point de vue de nulle part. Étant donné la situation, il est tentant de dire : "C'est donc nous qui faisons le monde", ou bien : "C'est notre culture qui façonne le monde" ; mais ce n'est qu'une autre forme de la même erreur. Y succomber, c'est une fois de plus concevoir le monde – le seul que nous connaissions – comme un produit.(...) Mais le monde n'est pas un produit. Le monde est monde, voilà tout.»

 

«Les conduites et les discours ne reçoivent pas leur sens de quelque chose qui se trouve "dans la tête" des agents ou des observateurs, mais de leur arrière-plan social et institutionnel.(...) La plupart du temps je n'ai pas besoin d'interpréter ce que l'on me dit car je le comprends» et «nous nous comprenons parce que nous avons appris à agir selon des formes communes.(...) "Comment pouvez-vous être jamais certain qu'un homme est réellement triste ?", demande le sceptique. "Qu'appelez-vous tristesse ?", lui répondons-nous.» Car, «L'intériorité est ce qui se montre : elle ne peut être conçue indépendamment des phénomènes d'expression variés et contrastés par lesquels elle se donne.(...) Lorsque j'ai affaire à un autre, "je ne suis pas d'avis qu'il ait une âme". Notre rapport aux autres êtres humains ne repose pas sur une hypothèse ou une supposition qu'il faudrait justifier ou défendre, une proposition théorique qui pourrait être mise en doute. Il repose sur une disposition naturelle à réagir à leurs expressions, une attitude à leur égard qui est prérationnelle en ce sens qu'elle est le terreau dans lequel les différents jeux de langage s'enracinent.» L'Explication ordinaire des actions humaines, Rémi Clot-Goudard

 

«Nous demandons parfois aux chefs[-cuisiniers] de pouvoir expliquer ce qu'ils font en se référant à une recette, aux locuteurs de nous dire ce qu'ils signifient et aux agents rationnels de nous donner les raisons pour lesquelles ils agissent.(...) L'erreur intellectualiste est de supposer que, même dans les cas où cela n'est pas requis, des processus cachés impliquant des recettes, des significations ou des raisons, se trouvent derrière et expliquent causalement les plats réussis, les énoncés signifiants et les actions raisonnables.(...) [Or,] lorsqu'on soutient qu'une personne comprend ce que demandent des règles, la possibilité qu'elle ne les comprenne pas doit exister ; et lorsqu'on soutient qu'une personne suit correctement des règles, doit exister la possibilité qu'elle ne les suive pas correctement.(...) Si Julie ne suit pas la recette correctement, alors elle aura probablement moins de chance de réussir son plat ; toutefois, elle peut ne pas la suivre correctement et néanmoins réussir son plat. (Cela démolit l'idée qu'elle doit avoir suivi des règles pour qu'on la crédite de sa performance ou pour qu'on considère celle-ci comme une réussite).» Une cartographie des concepts mentaux, Julia Tanney

 

 

 

10 juillet 2019

4. L'impensable solitude du Monde Un

 

 

 

 

La mesure humaine du vide

 

«De la différence fonctionnelle entre les deux modes d'accession à la réalité que sont les visions du monde d'un côté, les savoirs acquis à travers l'expérience de l'autre, découle pour beaucoup d'hommes le sentiment d'un "déficit de sens" qui serait inhérent à la réalité (physique aussi bien qu'humaine) telle qu'elle se dévoile à nous à travers nos interactions cognitives et pragmatiques avec notre environnement.(...) Le savoir est [en effet] doublement intraitable : il frustre notre désir d'un fondement stable et absolu, puisqu'il nous découvre que, loin d'être souverains face à la réalité, nous y sommes pris ; et il ne satisfait pas notre besoin de vivre dans un monde familier, puisqu'il nous force à accepter que l'activité finalisée, le seule mode d'être qui fasse sens pour nous, ne régit pas la réalité comme telle.(...) Il est donc absolument vital non seulement que nous disposions de représentations adéquates du monde dans lequel nous vivons mais encore que nous ayons la possibilité de nous aménager un "monde intérieur" vivable. En l'absence d'un tel équilibre interne, nous serions en effet vite envahis par des conflits endogènes qui nous rendraient incapables de réagir adéquatement face au monde extérieur.» La fin de l'exception humaine, Jean-Marie Schaeffer

 

«Nul être humain ne parvient à se libérer de la tension suscitée par la mise en relation de la réalité du dedans et de la réalité du dehors»; mais «cette tension peut être soulagée par l’existence d’une aire intermédiaire d’expérience, qui n’est pas contestée (arts, religion, etc.). Cette aire intermédiaire est en continuité directe avec l’aire de jeu du petit enfant “perdu” dans un jeu.» Il s’agirait «avant tout d’un mode créatif de perception qui donne à l’individu le sentiment que la vie vaut la peine d’être vécue; ce qui s’oppose à un tel mode de perception, c’est une relation de complaisance soumise envers la réalité extérieure: le monde et tous ses éléments sont alors reconnus mais seulement comme étant ce à quoi il faut s’ajuster et s’adapter.» Or, «la soumission entraîne chez l’individu un sentiment de futilité, associé à l’idée que rien n’a d’importance.» Cependant, «même en cas de soumission extrême et d’établissement d’une fausse personnalité, il existe, cachée quelque part, une vie secrète qui est satisfaisante parce que créative ou propre à l’être humain dont il s’agit. Ce qu’elle a d’insatisfaisant est dû au fait qu’elle est cachée et, par conséquent, qu’elle ne s’enrichit pas au contact de l’expérience de la vie.» Jeu et réalité, Donald W. Winnicott

 

Au cours de l'initiation des indiens Hopi : «Maintenant, dit-on aux enfants, vous savez que les vrais Katcina ne viennent plus danser “comme autrefois” dans les pueblos. Ils ne viennent plus que de façon invisible, et ils habitent les masques les jours de danse de façon mystique.» Ne dirait-on pas «la perte de quelque chose qui sera cependant recouvré après transformation, et sous la garantie des autorités.» En comparaison, au théâtre «on dirait que si quelqu’un (un acteur) nous montre qu’on peut jouer ce personnage comme rôle, il nous révèle du même coup (…) toute notre réserve de rôles imaginaires, toutes les vies que nous ne vivons pas, tous les remèdes à l’ennui; et il nous révèle cela, devant le public, où il y a, croyons-nous vaguement, quelque part (on ne sait où) quelqu’un (on ne sait qui) qui doit y être trompé. C’est peut-être la partie cachée de notre Moi, “l'agence du rêve”.» En d’autres termes, «il faut que ce ne soit pas vrai, que nous sachions que ce n’est pas vrai, afin que les images de l’inconscient soient vraiment libres. Le théâtre (…) serait tout entier comme la grande négation, le symbole de négation, qui rend possible le retour du refoulé sous sa forme niée.» Clefs pour l’Imaginaire, Octave Mannoni

 

«Le déclin de la vision du monde qui sous-tendait la magie fut l'avers de l'apparition [d'un] sens nouveau de la liberté et de la maîtrise de soi. Selon ce nouveau concept de soi, la magie semble entraîner un asservissement, un emprisonnement du moi dans des forces extérieures mystérieuses, voire un ravissement ou une perte d'identité.(...) Là où nous pensons à une activité de sujets, s'exerçant sur certains objets ou par rapport à eux, (…) la tradition semble situer l'évaluation dans les objets eux-mêmes.(...) La signification d'objets de louange habite, pour ainsi dire, les choses dignes de louange. On pourrait presque l'imaginer comme quelque chose qui en émane.(...) [Or,] la pensée et le sentiment – le psychologique – sont désormais confinés à l'esprit. Cela procède de notre désengagement du monde, de son "désenchantement".(...) Le désengagement de l'ordre cosmique signifie que l'agent humain ne doit plus se concevoir comme un élément appartenant à un ordre plus vaste et signifiant. Il doit découvrir ses raisons d'être paradigmatiques en lui-même.(...) Et ceci engendre une image de l'individu souverain qui, "par nature", ne dépend d'aucune autorité. La condition de la soumission à l'autorité doit être créée.» Les sources du moi, Charles Taylor

 

Dès lors que «les autres accordent une valeur aux solutions que nous trouvons à nos conflits et drames individuels, nous pouvons avoir le sentiment que notre vie est réellement signifiante.» C'est qu’à la faveur de l’évolution, «le mécanisme qui aidait nos ancêtres à ne pas se battre jusqu'à la mort dans la lutte pour la prééminence, l'abandon du combat étant suivi d'une dépression légère, est devenu maintenant la source d'une épidémie.(...) Chacun ou presque a parfois le sentiment que la vraie vie ne saurait se limiter à l'existence réelle qu'il mène.» Cependant, mieux vaut se méfier de la “puissante illusion culturelle“ selon laquelle «il existe un vrai moi, complètement réalisé, enfoui à l'intérieur», et «qu'il nous suffit de nous brancher sur ce moi profond pour atteindre la réussite triomphale que nous espérons.» Plutôt procéder à un «démantèlement de ces convictions», si l'on tient à «vivre dans une conception du monde aussi proche que possible de la vérité». Même s’il arrive que l’opération soit cruelle, comme «le jour, peu après mes dix-huit ans, où je me suis réveillé avec cette pensée d'une évidence totale : Dieu n'existe pas.» La peur de l'insignifiance nous rend fou, Carlo Strenger

 

«Se perfectionner dépend empiriquement d'une combinaison entre un vouloir, un effort, un projet individuel, et un partage des finalités morales et culturelles inscrites dans l'environnement avec lequel l'individu est relié.(...) Mais ce n'est pas du côté de son intériorité que le sujet humain peut découvrir les instruments de son renouvellement. C'est au contraire en donnant du pouvoir à ce qui l'affecte du dehors qu'il peut les repérer.(...) L'articulation d'une "réponse" à ce qui nous affecte introduit à une théorie de l'action qui peut rappeler les pensées classiques de la mécanique du conatus. Quand l'action est déconnectée de la situation, elle équivaut à une agitation. Quand l'affection passive quant à elle n'est pas relayée par une action, le sujet est impuissant. La connexion en jeu est ainsi essentielle à la maturation de l'individu. L'impuissance, l'absurde, ou l'action vaine, sont abordées aussi bien par Dewey que par Winnicott comme des interruptions de la croissance et de la subjectivation.(...) La continuité des expériences au cours de la vie ne se confond pas avec une existence paisible. Mais elle est ce qui mène à éprouver le sentiment de sa propre existence.» Sortir hors de soi, Joëlle Zask

 

La notion adlérienne de “compensation“ désigne «un des moteurs essentiels de l’action et correspond à cette dynamique du vivant d’aller toujours vers un Plus, un Mieux pour échapper à l’insécurité.(...) Chez le sujet “nerveux, inadapté, névrosé, psychotique ou autre, il apparaît que tous ses efforts sont dirigés vers un but qui n’est pas celui du commun des mortels. Toute son énergie s’épuise pour un monde d’illusions fictif, différent du nôtre.(…) Le vécu trop intense de son infériorité dans la réalité aboutit à la perte du courage de pouvoir résoudre de façon positive ses problèmes vitaux, dans le sens de l’ajustement à la société. Il n’y a plus recherche du but réel de la perfection ou du succès mais celle du but fictif de la valorisation personnelle. Dans ce monde de fiction il développe un sentiment illusoire de valeurs supérieures.(...) L’intéressé, nous dit Adler, souffre réellement mais préfère encore cette souffrance à la souffrance plus grande qu’il éprouverait s’il devait laisser paraître son échec devant le problème qu’il avait à résoudre. Il préfère se soumettre à toutes les souffrances nerveuses plutôt qu’à la mise à nu de son manque de valeur.» Adler et l’adlérisme, Mormin & Viguier

 

«Rien ne peut nous faire plus plaisir, à nous autres enfants de la modernité, que de penser que l'on ne peut être dupé. Seule une conception capable de promettre qu'elle mènera à bien le projet moderne de désenchantement du monde, en nous empêchant d'être victime de la moindre désillusion, flattera l'image que nous entretenons sur nous-mêmes d'être totalement à l'abri de toute tentation d'auto-illusionnement.(...) Renoncer à notre "statut de personnes sophistiquées" exige de nous que nous acceptions de prendre le risque d'être déçus ; c'est pourquoi nous ne sommes contents que lorsque nous connaissons absolument tout ou lorsque nous ne connaissons rien. Nous préférons l'autre solution que constitue le scepticisme complet à la possibilité d'une vraie connaissance, avec tous les risques d'erreur que cela implique.(...) Putnam semble suggérer que cela fait partie de l'humain que l'on soit sujet à des passions philosophiques qui nous amènent à renoncer aux conditions de notre humanité.(...) Il s'ensuit en outre que la tendance du réalisme philosophique qui consiste à effacer le visage humain de notre image du monde et nous-mêmes en lui est en soi une tendance profondément humaine.» Introduction au Réalisme à visage humain, James Conant

 

«Pour Valery, le mot courant prend une vertu magique sitôt que le philosophe l'utilise. Wittgenstein ne pense pas autrement,» toutefois, il «fait remarquer (à propos de la métaphysique) que parfois "l'élimination de la magie a le caractère de la magie".(...) Il s'agit pour lui de détecter même en science le phénomène de la croyance inconditionnelle, de combattre ce besoin irrationnel de vénération, cette exigence infantile de merveilleux, cette quête désespérée de la profondeur. Toute la critique wittgensteinienne de l'explication (scientifique) unitaire et réductrice s'enracine dans la dénonciation de la croyance infantile : "C'est en réalité uniquement cela".(...) L'angoisse métaphysique ou existentielle n'est qu'un épiphénomène traduisant dans la sphère affective un problème linguistique profond.(...) Dans son entreprise destructrice, Wittgenstein a eu le sentiment de détruire non pas "tout ce qui est grand et important", mais seulement châteaux de cartes et faux-semblants.(...) Ce qu'il faut au philosophe pour l'apaiser est une façon globale de voir les choses, non une explication hypothétique, une Übersicht, non une théorie.» Ludwig Wittgenstein, Christiane Chauviré

 

«Le "désenchantement du monde" a été une épreuve qui a profondément altéré le pouvoir consolateur de la raison. C'est pourquoi, à l'inverse de leurs prédécesseurs, les philosophes modernes ne s'arrogent plus le droit de consoler.(...) [L'homme moderne] qui recherche la réconciliation ne se satisfait ni d'être inconsolable ni d'être consolé (...) : tout ce qui fait obstacle à son désir de plénitude doit être vaincu dans un savoir d'un nouveau genre.(...) Là réside la principale différence avec les pensées de la consolation : la réconciliation n'offre pas autre chose que ce qui a été perdu, elle offre, si l'on ose dire, la même chose en mieux.(...) Devant nous se présente le fantasme de l'homme augmenté : immortel dès cette vie, d'autant plus vivant qu'il n'est plus séparé ni de l'univers, ni des autres, ni de lui-même, existant par-delà la séparation de la nature et de l'artifice. Toujours déjà consolé puisqu'il n'a rien perdu.(...) L'inconsolé est l'homme moderne conscient de la rupture (il n'existe plus de point de vue de surplomb depuis lequel tout serait justifié) et soucieux d'y répondre (la consolation passe désormais par l'invention de nouvelles manières d'être ensemble).» Le Temps de la consolation, Michaël Fœssel

 

 

Par la grâce de la finalité

 

«Lorsque l'âme s'ouvre aux impressions de "l'univers", s'y abandonne et s'y plonge, elle devient susceptible (…) d'éprouver des intuitions et des sentiments de quelque chose qui est pour ainsi dire un surplus caractéristique et "libre" qui s'ajoute à la réalité empirique, un surplus que ne saisit pas la connaissance théorique du monde et de la connexion cosmique, telle qu'elle se constitue dans la science.(...) L'objet numineux s'oppose non seulement à tout ce qui est habituel et bien connu, c'est-à-dire en dernière analyse à la "nature" en général ; il ne passe pas seulement dans le domaine du "surnaturel", il finit par s'opposer au "monde" lui-même et s'élève à la hauteur du "transcendant".(...) Presque partout, le numineux attire à lui les conceptions formées par l'idéal social comme par l'idéal individuel, celles de l'obligatoire, du légal et du bien. Ces idées deviennent la "volonté" du numen qui s'en fait le gardien, l'ordonnateur et le fondateur. Elles s'insèrent toujours davantage dans son essence même et la moralisent. Le "sacré" devient "bon" et le "bien" devient par là même "sacré", "sacro-saint".» Le sacré, Rudolf Otto

 

«Dans la mesure où j’espère, où je m’inquiète d’une vérité qui me soit propre, d’une façon d’être ou de créer, dans la mesure enfin où j’ordonne ma vie et où je prouve par là que j’admets qu’elle ait un sens, je me crée des barrières entre quoi je resserre ma vie. Je fais comme tant de fonctionnaires de l’esprit et du cœur qui ne m’inspirent que du dégoût et qui ne font pas autre chose, je le vois bien maintenant, que de prendre au sérieux la liberté de l’homme.(...) Un monde qu’on peut expliquer même avec de mauvaises raisons est un monde familier. Mais au contraire, dans un univers soudain privé d’illusions et de lumières, l’homme se sent un étranger. Cet exil est sans recours puisqu’il est privé des souvenirs d’une patrie perdue ou de l’espoir d’une terre promise.» Or, «cette privation d’espoir et d’avenir signifie un accroissement dans la disponibilité de l’homme.(...) Ce qui le liait, c’était l’illusion d’un autre monde.(…) La clairvoyance qui devait faire son tourment consomme du même coup sa victoire. Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris.(…) Ce monde absurde et sans dieu se peuple alors d’hommes qui pensent clair et n’espèrent plus.» Le mythe de Sisyphe, Albert Camus

 

Le fait «que la religion relève désormais de la sphère des opinions privées signifie que la compréhension que nous avons de nous-mêmes n’est plus ordonnée à une altérité transcendante ayant force d’instituant symbolique. La question devient alors la difficulté à être soi, à légitimer son ipséité. C’est en ce sens que la question de la folie revêt une acuité particulière, comme si la question leibnizienne “pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?” devenait véritablement insupportable, lorsqu’elle devient une question du type: “pourquoi moi suis-je là ?”» Déjà avec Leibniz et Kant l’idée s’imposa que «la nécessité logique ne suffit pas à exprimer la totalité» et que «seule l’harmonie permet de constituer cette nécessité en système.(…) Aussi la raison exige-t-elle l’idéal d’une totalité. Il appartient alors à la faculté de juger d’assurer le passage de l’entendement à la raison.» Toutefois, «comme telle l’unité finale demeure une idée régulatrice et ne saurait donner lieu à une connaissance.» Cela conduit à considérer avec Lacan que «l’identité est toujours imaginaire et n’est pensable que selon sa référence à l’Autre comme signifiant qui ne nous livre aucun sens ou aucune vérité qui serait celle d’un moi profond.» Kant et la finalité, Jean-Marie Vaysse

 

Ce qu'il y a «d’original dans la réfutation schopenhauerienne de la liberté, c’est qu’elle se fonde sur la qualité humaine qui semble à première vue le reflet même de sa liberté, et la meilleure preuve qu’on en puisse donner la volonté.(…) Cette volonté, dans laquelle on voyait le signe de l’indépendance, est tout au contraire le lieu précis de la servitude.(...) Lorsque nous nous interrogeons sur les mouvements de notre corps,(…) nous faisons l’expérience personnelle de (…) cette motivation cachée qui préside à toutes les relations de cause à effet et qu’on sent présente dans toutes les forces naturelles.(...) Il n’est pas question pour Schopenhauer de ramener l’homme à des “instincts, mais d’inscrire la totalité du comportement humain dans une égale et identique nécessité.» De ce point de vue «l’humiliation repose donc en réalité sur le sentiment de l’absence de causalité, qui est le seul aspect profondément asservissant des instincts.(...) Aux sources de l’étonnement schopenhauerien (…): on ne se demande plus pourquoi il y a un monde, mais d’où provient le besoin de lui attribuer une cause.» Schopenhauer, philosophe de l’absurde, Clément Rosset

 

«Le hasard est impensable, car penser un phénomène est très exactement lexpliquer par des causes. Il est tellement impensable que, pour le penser, on le transforme contradictoirement en cause.» On peut dire que «la seule explication possible dun phénomène avec finalité à partir de phénomènes sans finalité est le hasard.» Or, «expliquer la vie par le hasard, c’est (…) assimiler l’être vivant à une machine avec cette seule différence que ce nest pas une machine construite par un ingénieur conscient, mais produite par hasard.» Mais alors surgit une contradiction, car «on ne peut en effet concevoir une fin, un but en vue duquel on combine des moyens, sans une conscience, mieux une conscience intelligente, qui fixe ou se fixe ce but et combine ces moyens. Une finalité non consciente est aussi contradictoire qu’un carré non quadrilatère ou qu’un cercle carré.» Cependant, si l’on considère que «d’une part, le milieu tend à faire varier au hasard des circonstances les constantes et que, dautre part, lorganisme réagit pour empêcher ces variations.(…) C’est donc bien essentiellement que la biologie implique le hasard, car il ny a du contraléatoire que parce quil y a de l’aléatoire.» Le paradoxe de la vie, Francis Kaplan

 

«Comment saurions-nous où aller acheter des éclairs au café, si nous n’étions pas capables du raisonnement: “Les éclairs au café sont des gâteaux, les gâteaux sont vendus chez les pâtissiers, donc les éclairs au café sont vendus chez les pâtissiers” ?(...) Quand on commence un calcul, on a l’assurance qu’on va le terminer, et on peut en général évaluer a priori combien de temps ou combien de travail cela va demander.» Cependant, «la recherche d’un raisonnement ne se ramène pas à l’application d’une méthode systématique, mais uniquement à l’application d’une méthode partielle poursuivant sa recherche à l’infini quand la phrase n’est pas démontrable.(...) Pour les optimistes, l’impossibilité de réduire le raisonnement au calcul (donnant toujours un résultat) montre que le raisonnement est un outil intrinsèquement plus puissant.» En revanche, «si le raisonnement permet de démontrer une chose et son contraire, il s’agit alors d’une véritable faillite.(…) Les théories incohérentes sont des définitions incorrectes de l’univers de leur discours car dans un univers donné, il est impossible qu’une phrase soit à la fois vraie et fausse.» La logique, Gilles Dowek

 

«Je suis comme un milieu entre Dieu et le néant, c'est-à-dire placé de telle sorte entre le souverain être et le non-être,(...) que si je me considère comme participant en quelque façon du néant ou du non-être,(…) je me trouve exposé à une infinité de manquements, de sorte que je ne me dois pas étonner si je me trompe.(...) De plus, il me tombe encore en l'esprit, qu'on ne doit pas considérer une seule créature séparément, lorsqu'on recherche si les ouvrages de Dieu sont parfaits, mais généralement toutes les créatures ensemble : Car la même chose qui pourrait peut-être avec quelque sorte de raison sembler fort imparfaite, si elle était toute seule, se rencontre très parfaite en sa nature si elle est regardée comme partie de tout cet Univers : Et quoique depuis que j'ai fait dessein de douter de toutes choses, je n'ai connu certainement que mon existence, et celle de Dieu, toutefois aussi depuis que j'ai reconnu l'infinie puissance de Dieu, je ne saurais nier qu'il n'ait produit beaucoup d'autres choses, ou du moins qu'il n'en puisse produire, en sorte que j'existe, et sois placé dans le monde, comme faisant partie de l'universalité de tous les êtres.» Méditations métaphysiques, René Descartes

 

«L'affirmation de la vie ordinaire trouve son origine dans la spiritualité judéo-chrétienne, mais c'est la Réforme qui, à l'époque moderne, lui a donné son élan particulier.(...) Ce n'était pas l'usage des biens qui engendrait le mal, répétaient sans fin les prédicateurs puritains, mais nos mauvaises intentions.(...) Ou, pour le dire autrement, nous devrions aimer les biens de ce monde, mais notre amour devrait, pour ainsi dire, les traverser pour atteindre leur Créateur.(...) L'ascétisme doit se tenir à l'intérieur des pratiques de la vie ordinaire.(...) La vie supérieure ne peut plus se définir par une espèce exaltée d'activité ; tout se ramène à l'esprit dans lequel on vit, qu'importe ce qu'on vit, même l'existence la plus mondaine.(...) [Ainsi,] l'enquête scientifique s'inscrit dans l'effort de l'homme pieux pour utiliser les choses conformément à la volonté de Dieu.(...) [Et] le progrès technologique est le critère du véritable savoir.(...) Nous agissons dans un esprit d'admiration, d'émerveillement et de gratitude. Car en exerçant ainsi notre raison, nous comprenons que nous occupons la place qui nous revient dans le plan de Dieu. La rationalité instrumentale est notre façon de participer à la volonté divine.» Les source du moi, Charles Taylor

 

«C'est bien parce qu'il est doté d'un esprit qu'un homme peut développer des théories qui ramènent cet esprit à la matière !» Certes, «il est légitime, et on peut le justifier méthodiquement, d'exclure la question du but, de la recherche de finalité, parce que l'on voit la nature d'une certaine manière. Mais il n'est pas légitime, je dirais même qu'il n'est pas rationnel, d'en déduire qu'il n'y a pas de finalité.» Que serait l'«Évolution, si la Résurrection et la Vie éternelle n'étaient pas sa fin ultime ?» Car, «la question-clé dont toutes les autres dépendent est celle-ci: le monde dans lequel nous vivons, et notre vie dans celui-ci, ont-ils un sens ? Seul a un sens, ce qui est orienté vers un but, vers une fin. Sans Raison, pas d'orientation, pas de projet, pas de design.» En fait, s'il faut croire que «tout n'est que produit du hasard et de la nécessité, il n'en émane aucun précepte, ni aucune revendication de droits qui lui soient propres. En revanche, si la créature a un "être" qui lui est propre, un "être" voulu par Dieu, alors, et alors seulement s'impose une responsabilité envers elle.» Hasard ou plan de Dieu ?, Christoph Schönborn

 

«Bien que la téléologie soit exclue de la science contemporaine, on ne doit certainement pas l'écarter a priori. Du point de vue formel, la possibilité de principes de changement au cours du temps qui tendent vers certains types de résultats est cohérente dans un monde où les lois non téléologiques ne sont pas totalement déterministes.(...) Selon l'hypothèse de la téléologie naturelle, le monde naturel aurait une propension à donner naissance à des genres d'êtres pour lesquels il existe un bien – des êtres pour lesquels les choses peuvent être bonnes ou mauvaises.(...) Même si la sélection naturelle détermine en partie le détail des formes existantes de vie et de conscience et des relations qu'elles entretiennent, l'existence du matériel génétique et les formes possibles qu'il met à la disposition de la sélection, doit être expliquée autrement. Pour l'hypothèse téléologique ces choses peuvent être déterminées non seulement par une chimie et une physique indépendantes de toute valeur, mais aussi par autre chose, à savoir une prédisposition cosmique à la formation de la vie, de la conscience et de la valeur qui en est inséparable.» L'esprit et le cosmos, Thomas Nagel

 

«Si nous sommes des "poussières d'étoiles", c'est que les étoiles ont travaillé pour nous. Si l'Univers est si vaste, c'est que nous ne pouvions naître qu'à un moment assez tardif de son expansion. Si la matière n'a cessé de se complexifier au lieu de se cristalliser dans des structures d'équilibre, c'est qu'un principe mystérieux fait de la flèche cosmique une flèche historique., au bout de laquelle nous rencontrons la Terre, la vie, l'homme et la loi morale. Certes la loi morale n'est pas une loi physique (…). Mais la loi morale nous apparaît aujourd'hui comme appartenant pourtant à un ordre secret de l'Univers en évolution (…). Elle est un appel à la perfection, dans un Univers qui a ménagé déjà un berceau pour la vie, et dont les énigmes s'offrent au cerveau de l'homme comme les procédés (…) d'un grand dessein auquel l'homme, doté d'esprit, a vocation de participer. Un temps bien vécu est un temps immortel, puisqu'îl est déjà immortalisé dans l'épopée d'une magnifique Histoire.» Le temps, Hervé Barreau

 

 

Ainsi soit le dessein

 

Le "dogme central du darwinisme" pose «la présence de mutations au hasard entre lesquelles un agent véritablement tout-puissant, la sélection naturelle, trie (...) en fonction de critères indéfinissables comme la valeur de survie, qui n'est pas mesurable indépendamment de la survie, ou l'utilité, qu'on ne peut mesurer davantage.» Mais, le concept d'orthogenèse selon lequel «l'évolution ne revient pas en arrière, c'est donc qu'elle va en avant,(...) a été avancé comme un argument en faveur de la téléologie, d'une direction de l'évolution, dont les darwiniens ont horreur.» Or, «si l'environnement agit sur le phénotype, c'est le phénotype qui choisit l'environnement.(...) Le processus n'est pas positivement aléatoire mais cybernétique.(...) Si l'antilope s'entraîne à courir de plus en plus vite, elle aura plus de chances grâce à son phénotype de repasser des gènes à sa descendance.(...) Ce qui revient à une hérédité des caractères acquis sur le plan des populations.» Le darwinisme ou la fin d’un mythe, Rémy Chauvin

 

«La différence essentielle entre les formes animées et les formes inanimées peut se résumer à ceci : un cristal d'atomes forme des structures géométriques "cuboïdales", "pyramidales", etc., régulières dans toutes leurs directions, avec des plans et des coins reliant les plans. Un cristal de fibres forme, lui, des structures en fuseau, en navet, en citron, en échalote ou tout ce qu'on voudra, avec des pôles où convergent les fibres.(...) On s'attendrait, dans une image finaliste, à ce que la forme des poissons, ou celle des épines ou des dards, soient le résultat d'une adaptation à leur fonction, qui est fort différente dans les divers cas : l'hydrodynamique ne joue pas de rôle dans les épines de roses (dures pour se défendre), alors qu'elle en joue un pour les poissons (pour la nage, évidemment). En fait, il est probable que la fonction, et la sélection correspondante, jouent sur les paramètres d'un mécanisme de morphogenèse qui, de toute façon, ne peut guère faire autre chose que des fuseaux ou des pointes.(...) La sélection fait le tri dans les patrons, mais ce sont les possibilités de construction qui délimitent le champ des patrons possibles.» Des pieds et des mains, Vincent Fleury

 

«L'évolution en tant que dérive phylogénique naturelle n'a pas de finalité et ne suit aucune direction préétablie.» D'ailleurs, «la sélection naturelle est un résultat, et non un mécanisme génératif.(...) La conduite, comme réalisation dynamique de l'organisme au fil de ses interactions dans un milieu, est la réalisation de son mode de vie et fait à chaque moment partie de la réalisation de son phénotype ontogénique. Pour cette raison, il n'y a pas et il ne peut y avoir stricto sensu de détermination génétique d'aucun caractère ou trait de la conduite d'un organisme, puisque ceux-ci surgissent de manière systémique durant sa dérive ontogénique.(...) La conduite est en fait un aspect de l'épigenèse.(...) Le génotype total détermine un cadre d'épigenèses possibles, et agit de même avec la conduite, en déterminant un champ de conduites possibles, sans le spécifier, puisque les conduites surgissent de manière systémique dans la relation être vivant – milieu. Les variations dans la réalisation des conduites à l'intérieur du champ de leurs possibles ne s'héritent pas, c'est pourquoi l'interprétation du devenir des êtres vivants en termes lamarckiens comme résultat de l'héritage de caractères acquis n'est pas soutenable.» De l'origine des espèces, Maturana & Mpodozis

 

«Lorsque les extinctions ont tellement élagué un buisson évolutif qu'il n'en subsiste plus qu'une seule lignée (...), nous inventons alors un roman faisant de cette poussière une apothéose de l'évolution.(...) N'identifions pas un élément perdu à l'extrême périphérie d'une distribution avec la richesse de cette distribution.(...) L'être humain est un pur produit du hasard, et non le résultat inéluctable de la directionnalité de la vie ou des mécanismes de l'évolution.(...) Lors de n'importe laquelle des centaines de milliers d'étapes de la séquence particulière qui a donné l'être humain actuel, toute variation infime et parfaitement plausible aurait produit un résultat différent, et aurait précipité l'histoire sur une autre trajectoire qui n'aurait jamais conduit à homo sapiens, ou à toute autre créature dotée d'une conscience.(...) Si un énorme corps extraterrestre – dernière balle perdue provenant du ciel – n'avait pas déclenché l'extinction des dinosaures, il y a soixante-cinq millions d'années, les mammifères seraient encore de petites créatures, marginalisées dans un monde de dinosaures, et incapables d'acquérir une plus grande taille pour loger un cerveau suffisamment gros pour engendrer une conscience.» L'éventail du vivant, Stephen Jay Gould

 

Nombre de chrétiens se sentent acculés entre «accepter une conception naturaliste et renier leur foi ou nier la représentation scientifique pour préserver le contenu de leur foi.» D'où la prétention de la théologie naturelle de «parvenir à comprendre la nature et à affirmer l'existence de Dieu sans avoir recours à une mystique ou à une révélation, mais seulement à la sphère du sens commun et de la raison naturelle (celle de la logique, des mathématiques et des sciences).» Pour le Père Boulet, «il est strictement impossible qu'un animal, si complexifié soit-il dans le développement de ses neurones, devienne à un moment donné une personne capable de conscience réfléchie. De la matière ne peut jaillir l'esprit.» Il y a donc bien «recherche d'un accord entre la science et la foi... du moins jusqu'à un certain point, et ce point est clair : c'est le statut de l'être humain.(...) La proximité de l'homme avec l'animal, affirmée par la science, suffit-elleexpliquer nos penchants mauvais, jusqu'à nous en dédouaner ?(...) Une telle confusion entre représentation (scientifique) et conception (idéologique) n'est pas justifiée.» Car, la Bible «ne veut pas enseigner comment a été fait [comment va] le ciel, mais comment on va au ciel.» Dieu versus Darwin, Jacques Arnould

 

Beaucoup de gens pensent que «ce qui est complexe n'a pas pu apparaître par hasard.(...) [Ils] finissent ce "apparaître par hasard" comme synonyme de "apparaître sans dessein délibéré".(...) Ils voient dans l'improbabilité la preuve d'un dessein.» Pourtant, «depuis Darwin, il n'est plus vrai de dire que (...), tout ce qui évoque un plan de conception émane nécessairement d'un dessein. Les résultats de l'évolution par sélection naturelle donnent à s'y méprendre l'illusion d'un dessein, jusqu'à des niveaux prodigieux de complexité et d'élégance.» Par ailleurs, il est «parfaitement plausible qu'il n'existe pour l'univers qu'une seule façon d'être. Mais pourquoi cet agencement unique devait-il être celui nécessaire à notre future évolution ? Pourquoi fallait-il qu'il soit ainsi, ayant presque l'air d'être comme si, selon les termes du physicien théoricien Freeman Dyson, "il devait savoir que nous allions venir ?"(...) Dans sa forme la plus générale, la réponse anthropique est que l'on peut discuter de cette question uniquement dans un univers capable de nous produire.» Pour en finir avec Dieu, Richard Dawkins

 

«La dimension sociale du mode de vie de nos ancêtres a permis l'apparition d'une nouvelle faculté, celle de se figurer une conception du monde et d'autrui dans laquelle nous sommes capables d'inférer les intentions d'un individu à partir de son comportement. Ce bond de géant dans la compréhension d'autrui, probable cause ou bien probable conséquence – possiblement les deux à la fois – du développement du langage, mais assurément vecteur de progrès de l'intelligence humaine et de la fondation des civilisations, est appelé théorie de l'esprit.(...) En élargissant le champ d'application du module de théorie de l'esprit au-delà de son périmètre légitime, celui des interactions humaines, le cerveau donne du sens à la nature.(...) Certains phénomènes sont tellement intrigants que les explications rationnelles mécanistes, physico-chimiques semblent loin du compte, et même proprement incroyables.(...) À partir de son émerveillement devant la nature et de la perplexité qu'il éprouve face à sa complexité, l'être humain, suivant sa tendance naturelle, explique l'inexplicable par un projet nourri par l'univers.» L'ironie de l'évolution, Thomas C. Durand

 

«Pour que nous puissions nous étonner du fait que l'univers est ce qu'il est, il doit être exactement tel qu'il est, sans quoi nous ne serions pas ici et ne pourrions pas nous en étonner.(...) Tout se passe comme si les lois de la physique nucléaire étaient planifiées de la sorte à dessein, en vue de leurs conséquences sur l'évolution des étoiles et de l'univers.(...) [Ce] principe anthropique ne propose aucune explication pour les coïncidences cosmologiques.(...) [Or,] d'un point de vue biblique, même les faits les plus banals sont mystérieux et merveilleux, car Dieu est derrière chacun d'entre eux, il influe sur l'homme comme sur la nature, il est omniprésent et transcende tout.(...) Traduite dans le langage de la science moderne, qui exclut par principe l'hypothèse divine, la finalité d'une évolution ne devrait toutefois pas s'appeler "Dieu", mais "propriété naturelle de l'univers".(...) [Mais,] c'est précisément l'usurpation du nom de Dieu pour désigner les forces de la nature, dans la conception causale de l'univers, que les théologiens modernes condamnent très fortement.» L'avenir de l'univers, Arnold Benz

 

«Plus l'on a découvert de choses sur l'Univers, plus il est apparu que notre planète n'était qu'une parmi tant d'autres. Pour autant, la découverte relativement récente de l'ajustement extrêmement fin de tant de lois de la nature pourrait conduire certains d'entre nous à reconsidérer cette vieille idée d'un grand dessein, œuvre de quelque grand architecte.» En effet, «le simple fait d'exister restreint les caractéristiques du type d'environnement dans lequel nous vivons. Ce principe est appelé principe anthropique.» De plus, il faut admettre que «la plupart des constantes fondamentales de nos théories apparaissent finement ajustées. En d'autres termes, si on les modifie même faiblement, l'Univers devient qualitativement différent et dans de nombreux cas incapable de développer la vie.» Toutefois, si «les coïncidences environnementales de notre système solaire ont perdu leur caractère remarquable lorsqu'on a constaté qu'il existait des milliards de systèmes analogues. De la même manière, l'ajustement fin des lois de la nature peut aujourd'hui s'expliquer par l'existence de multiples univers.» Y a-t-il un grand architecte dans l'Univers ?, S. Hawking & L. Mlodonov

 

Sans les lois de la physique, «l’Univers n’aurait jamais quitté l’état indifférencié de son magma initial.» En revanche, «si leur empire étendait son contrôle déterministe sur tout ce qui se passe, aucune diversité n’existerait dans le monde.» Ainsi, «à chaque cause correspond un effet et un seul, affirmait la physique classique. Non pas un, mais une brochette d’effets possibles, répond la physique quantique. Seules les probabilités de chacun des événements nous sont connaissables.(...) Les théories du chaos (…) nous présentent, en échange, un nouveau mode d’investigation du futur. Au cours du temps, un système évolue (converge) vers une configuration stable et prévisible (bassin d’attraction) indépendamment de son état initial.» Or, il faut rappeler «qu’un système complexe possède des propriétés émergentes associées à sa globalité.(...) Cette globalisation se retrouve également au niveau psychique. Sa réalité se manifeste en négatif quand elle fait défaut, chez les schizophrènes par exemple. Au cours de la vie elle s’obtient, nous disent les psychanalystes, à travers le processus “d’individuation”, par lequel l’être humain coordonne et conscientise ses différentes pulsions.» Oiseaux, merveilleux oiseaux, Hubert Reeves

 

Scientifiquement parlant, «les concepts sont admis à l’échelle de leur rentabilité.(…) L’hypothèse de lexistence de l’électron rend compréhensibles de larges pans de la réalité.(…) Pour cette raison, le physicien admet lexistence des électrons.» Mais, lorsqu’il s’agit de conjectures métaphysiques hasardeuses, «l’être humain (…) est-il mené en bateau par son insatiable désir de “sens”, par son allergie incontrôlable pour l’ “absurde. Est-il victime de son optimisme viscéral ?» Une version du fameux principe anthropique pourrait être: «L’univers possédait, dès les premiers instants, les propriétés requises pour élaborer la complexité.(...) De ce principe, on a dit qu’il était vide de contenu”, “tautologique”, “parfaitement anthropomorphique. On a parlé du retour du religieux. On y a vu une résurgence du dieu des failles. Ce dieu auquel certains font appel devant un phénomène apparemment inexplicable, mais que la science déloge quand elle en trouve lexplication.» Peut-être n’est-ce pas «un retourdu religieux mais plutôt une ouverture nouvelle sur linterrogation métaphysique et religieuse. A chacun de laborder à sa façon.» La Première Seconde, Hubert Reeves

 

 

Carrément rondement mené

 

«Il est dans la nature de l'Homme de s'être séparé de la nature, d'être véritablement et définitivement anature.(...) Chaque individu est non seulement unique, mais à chaque instant biologiquement différent de ce qu'il fut l'instant précédent et de ce qu'il sera dans l'instant qui suit.(...) Toutes ces opérations de plasticité morphologique sont liées à l'expression, continuée chez l'adulte, des gènes de développement et, par conséquent, au maintien de propriétés embryonnaires dans des régions cérébrales d'importance majeure du point de vue de la mémoire.(...) Cette forme d'indéterminisme, que certains philosophes, voire quelques physiciens, appelleront peut-être liberté, je me contenterai de la considérer comme la possibilité donnée de s'adapter par individuation, et je la nommerai donc, en opposition à l'instinct, intelligence.(...) Homo sapiens représente une espèce unique qui, à la suite de quelques mutations, aura pour ainsi dire creusé, en matière d'individuation, un écart considérable avec ses cousins les plus proches, les autres primates.(...) Même si le fantasme existe d'un destin tout tracé par la structure génétique et la machine neuronale. À ce fantasme, on ne peut qu'opposer le fait que l'individuation est un processus sans fin, mais aussi sans finalité.» Machine-esprit, Alain Prochiantz

 

«Un organisme ne pourrait pas s'adapter à un environnement changeant s'il n'était pas tout à la fois robuste et flexible, s'il ne possédait aucun degré de liberté pour se modifier de manière cohérente.(...) [La plasticité,] une étonnante capacité de la forme à s'affranchir d'elle-même, à se vulnérabiliser et à briser le cercle étroit de l'identité à soi, tout en préservant une unité et une cohérence véritables.(...) Au cours de l'évolution, si la complexité d'un organisme s'accroît, la plasticité n'envahit pas tous les systèmes qui le composent (...), mais elle a tendance à s'accroître dans les systèmes situés à des niveaux d'intégration de plus en plus élevés.(...) Le cerveau humain, par exemple, présente d'étonnantes propriétés de plasticité synaptique qui rendent possibles l'apprentissage et, par là, une évolution déterminée par la culture.(...) [De fait,] une complexité durable exige la plasticité "à haut niveau", condition nécessaire pour enclencher les stratégies de défense appropriées, les initiatives adaptatives adéquates.(...) L'ascendance de la plasticité vers les zones les plus vitales des organismes complexes pourrait être un indice que cette capacité d'autodécollement de soi de la forme caractérise précisément l'essence du vivant comme tel.» Comment les pattes sont venues au serpent, Dominique Lambert

 

«L'improbabilité de la coïncidence de la vie avec un environnement possible pour elle, c'est-à-dire adapté, est sans doute aussi grande que celle de l'apparition de la vie elle-même.(...) L'adaptation de la vie à son environnement représente en effet une espèce de connaissance.(...) Nous pouvons, si nous le voulons, décrire carrément la vie comme une résolution de problème, et les organismes vivants comme les seuls êtres complexes de l’univers qui résolvent des problèmes.» En effet, «il y a énormément de savoir inné chez les plantes et les animaux.» Et on peut considérer que leurs «besoins innés sont des théories innées.» Mais, tandis que «l’amibe est éliminée lorsqu’elle fait une erreur.(…) Einstein, lui, recherche les erreurs.» Car, «en science, nous laissons nos hypothèses mourir à notre place.(...) Le besoin pressant de découvrir notre environnement, d’en apprendre sur lui, bref de savoir (…)aboutit aux mythes, aux sorciers, aux prêtres.» Et inévitablement, «le besoin sera pressant aussi de posséder un dogme commun, et de se suggérer réciproquement la vérité de ce dogme.» Ainsi, «on craint l’insécurité, et le dogme devient une croyance fanatique.» Toute vie est résolution de problèmes, Carl Popper

 

«La seule façon d’ouvrir l’information-structure d’un organisme, d’ouvrir l’entité organique individuelle régulée, est de la transformer en servomécanisme, c’est-à-dire de l’inclure dans un niveau d’organisation supérieur, à savoir le groupe social, mais dont la finalité devra être la même que la sienne.(...) Un cœur, par exemple, est bien une pompe biologique dont la fonction consiste à mobiliser la masse sanguine. Mais il ne faut pas faire l’erreur de croire que c’est là sa finalité. Ce n’est que le moyen de maintenir sa structure organisée en participant au maintien de celle de l’organisme entier.(…) Un cœur continue de battre dans un liquide de survie car l’expérimentateur qui l’a isolé,(…) se charge, lui, de son approvisionnement énergétique.» Dans cet ordre d’idée, «la collecte des faits mémorisés ne se fait pas au hasard chez l’homme. Elle se fait avec la motivation de protéger sa structure, ce que nous avons appelé la recherche de l’équilibre biologique, du plaisir. Le jour où l’homme sera capable de créer des machines dont la finalité (…) ne se situera pas en dehors d’elles-mêmes, dont la collecte des informations ne sera pas dictée par l’homme, mais par le “désir” propre de la machine, il aura sans doute alors réalisé un modèle de son comportement.» La nouvelle grille, Henri Laborit

 

«L’idée centrale de Piaget est que le développement est une “évolution dirigée par des nécessités internes d'équilibre”.» Un double mécanisme opère, où «le pôle accommodateur exprime la contrainte du réel et permet au sujet de se plier aux exigences du milieu.» Tandis que «l’accommodation au point de vue des autres permet à la pensée individuelle de se situer dans un ensemble de perspectives, assurant ainsi son objectivité et réduisant son égocentrisme.» D’ailleurs, «l’accommodation tient une place évidente dans l’expérimentation et le développement des explications causales.» De son côté, «la notion d’assimilation met l’accent sur l’activité du sujet dans le processus de connaissance.(…) Piaget donne l’exemple du jeu comme conduite assimilatrice presque pure.(…) Au lieu de s’accommoder à des exigences externes, le sujet active ses schèmes d’assimilation pour le plaisir de le faire.(...) Plus la conduite est adaptée, plus on peut dire que les deux mécanismes (…) sont équilibrés.(…) L’assimilation cesse de déformer le réel en fonction du point de vue propre, elle devient synonyme de compréhension et déduction; l’accommodation cesse de se mouler aux données extérieures et devient expérience intelligente.» Piaget ou l’intelligence en marche, Montangero & Maurice-Naville

 

«Pour conserver un fonctionnement moteur et cérébral optimal, tous les organismes vivants tentent d'atteindre un état d'équilibre interne qui s'appelle l'homéostasie.(...) Cet état d'équilibre est aussi souhaitable pour le fonctionnement cognitif que pour celui du corps : lorsque des informations entrent en désaccord avec vos préférences, vos convictions, vos croyances ou vos comportements, vous éprouvez un état de tension qui rompt votre homéostasie.(...) Cette tension est la dissonance cognitive.(...) Naturellement, le cerveau aspire à vouloir réduire cette tension. (...) Nous changeons constamment la valeur des informations qui nous parviennent et avec lesquelles nous interagissons à travers des mécanismes de réduction de la dissonance cognitive.(...) [Ainsi,] contrairement à une idée largement répandue, nous ne rendons pas service seulement aux gens que nous apprécions, nous apprécions aussi les gens à qui nous rendons service parce que nous leur rendons service. Nous adaptons nos actions et nos jugements sur autrui en fonction de la manière dont nous interagissons.» Votre cerveau vous joue des tours, Albert Moukheiber

 

«La notion d'émergence par accroissement de la complexité est très étroitement liée à celle de causalité.(...) L'esprit est né progressivement et très naturellement de la matière au cours de l'évolution.(...) L'organe, c'est-à-dire le cerveau (avec tous ses éléments et tous ses prolongements) est donc, dès son origine, au service de la fonction de connaissance et non l'inverse.(...) Dans les assemblages simples il suffit de faire appel à la causalité montante (bottom-up en anglais) par association successive d'éléments composants, dont les propriétés s'additionnent ou se superposent. En revanche, dans les assemblages ou constructions complexes, les propriétés nouvelles ne se manifestent que par la coopération de tous les éléments et disparaissent dès qu'un seul est déficient. On parle alors d'une causalité descendante (top-down).(...) Ce n'est pas au niveau des commandes musculaires qui ont donné le coup de frein qu'il faut chercher pourquoi on doit s'arrêter aux feux rouges ! Mais plutôt faire appel à des notions d'une autre nature tels que la prudence ou le respect des règlements.» De la matière à l'esprit, Maurice Sadoulet

 

«La simple observation raffinée du comportement des animaux peut nous conduire à y rencontrer des ébauches de presque tous les traits humains culturels.(...) Les études des protocultures animales montrent que l'homme a aussi hérité de protocultures élaborées par ses ancêtres, qu'il a pu ensuite adapter et transformer en une culture humaine. Dans la nature, prise au sens de l'environnement biologique, existe donc déjà une part culturelle. Ou encore l'animalité est à la fois nature et (ébauche de la) culture.(...) Grâce à l'utilisation de son puissant cerveau, l'homme a pu se livrer à une transformation, à une adaptation des contraintes imposées par la "nature".(...) L'homme est d'abord un animal.(...) Définir ce que l'évolution a permis, dans le domaine de l'émergence de la complexité, et également dans celui de l'émergence locale du phénomène humain, amène à s'interroger sur les origines les plus lointaines de l'évolution biologique et de l'être humain, à retourner aux sources même de l'évolution de l'univers, au "Big Bang" originel et à la naissance des étoiles.» KANT et le chimpanzé, Georges Chapouthier

 

«Toute l'éducation, qui a pour but de le faire participer [l'enfant] à la vie des adultes, a pour effet d'insérer sa propre durée dans celle de tous les autres ; c'est ainsi que l'éducation se distingue du dressage, et que le temps des adultes s'implante dans la représentation de l'enfant.(...) On se trouve ici dans la longue phase de transition (…) entre la connaissance d'un "temps agi et perçu" et d'un "temps représenté".(...) Elle peut être très légitimement utilisée, comme on le voit dans toutes les civilisations, à initier l'enfant à la gymnastique, à la musique, à la danse, à tous les arts où il s'agit de maîtriser le temps par les gestes et non par la pensée.(...) Si la succession est apprise par l'action, la simultanéité l'est par la coopération, la compétition ou la rivalité.(...) Par la communication et la vie sociale sans doute, et par le jeu, surtout le jeu collectif. "L'en même temps" s'oppose alors au successif, et le temps dans son unidimentionalité apparaît.(...) La subordination de l'action à la représentation s'effectue, en particulier, dans le jeu enfantin (...). Ainsi la représentation passe peu à peu du plan théâtral au plan mental proprement dit ; le mental acquiert la mobilité qui a d'abord appartenu au geste.» Le temps, Hervé Barreau

 

«Les propositions "la terre tourne" et "il est commode de supposer que la terre tourne" sont identiques. La vérité d'une hypothèse peut être déclarée objective dans la mesure où elle est commode, ce que d'autres esprits que le mien peuvent reconnaître.(...) On ne peut reconnaître le vrai sans ses conséquences sur l'action et sur la vie.(...) L’utilité et la commodité sont des valeurs qui ne s'opposent à la vérité que si on fait de celle-ci l'unique norme qui guide la connaissance.» Ainsi, «en assimilant les théories à des organismes, Poincaré retrouve son idée d'un devenir du vrai : les théories évoluent et doivent s'adapter aux faits nouveaux.(...) La science n'est pas une construction artificielle mais prolonge une sorte de connaissance instinctive enracinée dans la nécessité pour le connaissant de s'adapter au monde.(…) Il ne s'agit donc pas d'une reprise au sens de transmission génétique mais de la répétition d'opérations dont la nécessité provient de ce que, malgré le temps, nous sommes dans un même monde et une même nature mais, comme nous ne sommes plus dans le même temps, nous procédons autrement.» Poincaré, Xavier Verley

 

«Les sciences cognitives n'opposent plus l'émotion et la raison : chaque émotion possède sa raison d'être, elle a évolué parce qu'elle était utile.(...) Prenez la curiosité.(...) Chaque fois que nous apprenons, notre cerveau reçoit une récompense interne.(...) On trouve donc, chez l'espèce humaine en particulier, une réelle motivation pour l'apprentissage qui peut être aussi forte que pour la nourriture, le sexe ou l'argent.(...) L'apparition de la vision a constitué une étape clé (…) parce que auparavant, l'organisme était limité à une représentation de son environnement immédiat : il ne "voyait" rien d'autre que les molécules chimiques qui interagissaient directement avec lui. Grâce à la vision, il est devenu capable de se représenter des objets distants,(...) de se représenter ces informations et de les manipuler mentalement.(...) La capacité d'élaborer un plan (…) permet, grâce à une exploration mentale, de faire l'économie d'une exploration réelle.(...) [De même,] beaucoup d'animaux jouent. Car c'est de cela qu'il s'agit : le jeu est une forme d'apprentissage. C'est une sorte de simulation qui peut être purement mentale, ou avec des actions incomplètes, ludiques, c'est-à-dire sans danger.» Les aventures de l'intelligence, Stanislas Dehaene

 

 

Singularité du Monde Un

 

«Par "rupture ontique" j'entends le postulat qui soutient qu'il existe deux classes d'étants, l'homme d'un côté, tout le reste de l'autre.(...) L'hypothèse scientifique la plus robuste (en l'état actuel de nos connaissances) concernant la provenance de l'être humain est en consonance avec les cosmogonies continuistes plutôt qu'avec la thèse de la rupture ontique.(...) C'est précisément cette discordance entre notre savoir et nos croyances qui est à l'origine du double-bind auquel nous condamne notre adhésion à la Thèse [de l'exception humaine].(...) [En effet,] l'unité du vivant ne se réduit pas au fait que les êtres les plus "élémentaires" – par exemple l'amibe – partagent avec les êtres les plus "complexes" – par exemple l'être humain – les mêmes principes de structuration.(...) Elle signifie encore que ces mêmes amibes sont un maillon causal irréductible dans la longue évolution ayant mené au développement d'une vie mentale (…). Loin de correspondre à une rupture ontique, les facultés mentales humaines apparaissent alors comme un résultat naturel parmi d'autres de l'évolution biologique.(...) Dès lors qu'on abandonne le présupposé dualiste, l'existence d'êtres vivants capables d'avoir des états conscients n'est pas plus "extraordinaire" que celle d'animaux ayant des ailes qui leur permettent de voler.» La fin de l'exception humaine, Jean-Marie Schaeffer

 

«Les hommes font partie d'un réseau dense qui remonte à la prise de possession de la Terre par les bactéries.» De fait, «les plantes, les champignons et les animaux ont émergé du microcosme. Sous les différences superficielles qui les séparent, tous sont, hommes compris, des communautés ambulantes de bactéries.(...) Il n'est pas absurde de postuler que la conscience même qui permet aux hommes d'explorer les accomplissements de leurs cellules naquit peut-être de la concertation de millions de microbes qui mirent leurs facultés en commun et évoluèrent pour devenir le cerveau humain.» On pourrait même dire que ce «microcosme évolue au travers des êtres humains.» C'est dire aussi que «les pouvoirs de l'intelligence et de la technologie des hommes ne leur appartiennent pas en propre, ils appartiennent à toute la vie.» Au fond, «que les humains transportent dans l'espace l'environnement primitif de l'antique microcosme ou qu'ils meurent en essayant d'y parvenir, la vie semble véritablement tentée d'aller dans cette direction.» Or, «seule l'exploration scientifique complète des mécanismes de contrôle de Gaïa nous permet d'espérer construire des habitats autosuffisants dans l'espace.» L'univers bactériel, L. Margulis & D. Sagan

 

«Concevoir tout objet et entité comme clos entraîne une vision du monde classificationnelle, analytique, réductionniste.(...) Mais nous avons la possibilité d’avoir des méta-points de vue. Le méta-point de vue n’est possible que si l’observateur-concepteur s’intègre dans l’observation et dans la conception.» Ainsi, un «principe dialogique nous permet de maintenir la dualité au sein de l’unité.» Par exemple, «chaque cellule de notre organisme contient la totalité de l’information génétique de cet organisme. L’idée donc de l’hologramme dépasse, et le réductionnisme qui ne voit que les parties et le holisme qui ne voit que le tout.» Biologiquement parlant, «un système auto-organisateur se détache de l’environnement et s’en distingue, de par son autonomie et son individualité,» mais en même temps, «il se lie d’autant plus à lui par l’accroissement de l’ouverture et de l’échange qui accompagnent tout progrès de complexité: il est auto-éco-organisateur.(…) L’environnement est du coup à l’intérieur de lui et (…) joue un rôle co-organisateur.(...) Être sujet, c’est être autonome, tout en étant dépendant. C’est être quelqu’un de provisoire, de clignotant, d’incertain, c’est être presque tout pour soi, et presque rien pour l’univers.» Introduction à la pensée complexe, Edgar Morin

 

«Émerger, c'est être enregistré :(...) s'il en allait autrement, la matière serait toujours en passe de se dissoudre, de disparaître et de repartir à zéro.(...) Exister c'est résister (…) : il y a des objets du monde qui existent indépendamment de nos pensées, et c'est là quelque chose dont nous faisons l'expérience justement lorsque ces objets résistent à nos pensées.(...) L'individu ne peut être pénétré jusqu'au fond par la pensée, il ne peut jamais être réduit à la transparence, et c'est là précisément le sens de la différence entre existence et essence, c'est-à-dire, dans mes termes, entre ontologie et épistémologie.(...) Typiquement, une poignée invite à être saisie, via une propriété qui ne se trouve pas dans le sujet, mais dans l'objet, preuve supplémentaire du fait que dans d'innombrables cas, la signification se trouve dans le monde et non dans notre tête.(...) Nous nous trouvons non pas dans un désert organisé par les concepts, mais dans un monde riche en directions, invitations, interactions et institutions.(...) Quand il ne l'est pas, nous nous en apercevons et nous mourons d'ennui et de dépression ; nos concepts ne suffisent pas à nous tenir compagnie.» Émergence, Maurizio Ferraris

 

«L'univers dure. Plus nous approfondirons la nature du temps, plus nous comprendrons que durée signifie invention, création de formes, élaboration continue de l'absolument nouveau.(...) La doctrine de la finalité, sous sa forme extrême (…), implique que les choses et les êtres ne font que réaliser un programme une fois tracé.(...) Comme dans l'hypothèse mécaniste, on suppose encore ici que tout est donné. Le finalisme ainsi entendu n'est qu'un mécanisme à rebours.(...) Notre intelligence, telle que l'évolution de la vie l'a modelée, a pour fonction essentielle d'éclairer notre conduite, de préparer notre action sur les choses, de prévoir, pour une situation donnée, les événements favorables ou défavorables qui pourront s'ensuivre. Elle isole donc instinctivement, dans une situation, ce qui ressemble au déjà connu ; elle cherche le même, afin de pouvoir appliquer son principe que "le même produit le même". En cela consiste la prévision de l'avenir par le sens commun. La science porte cette opération au plus haut degré possible d'exactitude et de précision (…). Ce qu'il y a d'irréductible et d'irréversible dans les moments successifs d'une histoire lui échappe.» L'évolution créatrice, Henri Bergson

 

«Le cerveau a besoin d’information sur ses propres activités, mais il n’est pas assez malin pour se comprendre lui-même dans toute sa complexité. C’est pourquoi il a construit (…) des séries d’illusions de l’utilisateur pour lui-même. Et c’est ce qu’est la conscience, à mon sens.» Dans cette idée, «songeons à l’enfant, qui se dit qu’il est tel personnage, qu’il fait ceci ou cela: c’est là une pratique universelle. Nous autres adultes le faisons plus élégamment: en silence, tacitement, sans le moindre effort, en prenant note des différences entre nos fantaisies, nos reconstitutions et nos réflexions sérieuses.» Cependant, «si un moi n’est pas une chose réelle, qu’advient-il de la responsabilité morale ? (…) S’il n’y a pas de “bureau ovale” dans le cerveau, abritant une autorité suprême à laquelle on peut faire appel de toutes les décisions, la menace semble alors peser d’une bureaucratie kafkaïenne d’homoncules, qui répondent toujours (…): “Ne me blâmez pas. Je ne fais que travailler ici.”» Cela dit, «une perle cérébrale (…) un fantôme dans la machine, intrinsèquement responsable, est une babiole pathétique à brandir comme un gri-gri face à cette menace.» Comment nous tissons notre moi, Daniel Dennett

 

«La présence d'une boucle de rétroaction, même assez simple, incite fortement les humains à changer de niveau de description; à oublier la mécanique dénuée de buts (où ce sont les forces qui déplacent les choses) pour passer directement au niveau délibérément orienté de la cybernétique (où, pour parler sans détours, ce sont les désirs qui font se mouvoir les choses).(...) Bien que l'auto-perception humaine commence aussi innocemment que l'humble mécanisme du flotteur d'une chasse d'eau (…), sans trace d'une quelconque causalité contre-intuitive, elle finit inéluctablement par postuler une entité émergente exerçant une causalité inversée sur le monde.» Toutefois, «une boucle étrange d'auto-représentation "brute" ne donne pas naissance à un soi distinct elle n'est qu'une coquille générique, standard, qui a besoin qu'un contact avec le monde extérieur lui fournisse de quoi acquérir une identité propre.» Ainsi, «chacun vit partiellement dans le cerveau de l'autre (…) à la limite jusqu'à ce que la notion de frontière claire entre eux se dissolve lentement.» Mais, «l'idée de l'interpénétration et de la fusion des âmes est simplement trop compliquée, voire inquiétante.» Je suis une boucle étrange, Douglas Hofstadter

 

«Ce que l'on appelle usuellement une forme, c'est toujours, en dernière analyse, une discontinuité qualitative sur un certain fond continu.(…) L'essence de la théorie c'est de ramener les discontinuités apparentes à la manifestation d'une évolution lente sous-jacente.» En effet, «le continu est en quelque sorte le substrat universel de la pensée.(…) Mais on ne peut rien penser de manière effective sans avoir quelque chose comme du discret dans ce déroulement continu des processus mentaux : il y a des mots, il y a des phrases, etc.» Plus généralement, «nous sommes faits pour voir essentiellement des discontinuités. Elles seules sont significatives.» À cela s’ajoute que «les gens préfèrent poser l'hypothèse que le système n'a qu'un nombre fini et très petit d'états, car si ce nombre est important, on ne peut pas travailler.» Or, «si la conviction se répand dans le monde que tout y est comme sur un écran de télévision, on en arrive à dire que, finalement, là où nous voyons de la continuité, il n'y a en réalité que de la discrétion, des particules discrètes, et c'est tout.(…) C'est donc une hypothèse de technologie que celle de la discrétisation de l'univers.» Prédire n'est pas expliquer, René Thom

 

«La théorie du chaos étudie comment (...) des mécanismes peuvent acquérir au cours de leur mouvement une liberté dont ils ne jouissaient pas au début. La réponse se situe dans cette marge ténue qui sépare le zéro mathématique du presque rien.(...) Un système chaotique amplifie les petits écarts, et les petits écarts seulement ; il fait accéder les phénomènes microscopiques à l'échelle macroscopique. Les grandes déviations, elles, engendrent de grandes déviations, comme on pouvait s'y attendre.(...) [Or,] c'est dans l'amplification des petites déviations que se loge le hasard.(...) On obtient ainsi des phénomènes macroscopiques que l'on attribuera au hasard parce que leurs causes sont imperceptibles.(...) Jusqu'au XXème siècle, la notion de modèle déterministe se confond avec celle de modèle linéaire.(...) Entre-temps s'est déroulée la révolution informatique, qui a permis de calculer enfin les solutions d'équations non-linéaires et de les représenter graphiquement.(...) [Dans ces conditions,] proposer un modèle déterministe c'est aussi laisser un espace au hasard, une dimension à l'imprévisible.» Le Chaos, Ivar Ekeland

 

«En gros, ce que dit cette drôle de physique quantique est qu'il est possible et même fréquent que deux objets éloignés l'un de l'autre ne forment, en réalité, qu'un seul objet ! C'est cela l'intrication. Ainsi, si l'on touche l'un des deux, tous deux tressaillent.(...) Le hasard implique qu'on ne peut pas utiliser le fait que l'objet intriqué au premier réagisse également, pour envoyer une information.(...) Imaginons qu'Alice et Bob se rencontrent par hasard au coin de la rue.(...) C'est un exemple de deux chaînes causales, les cheminements d'Alice et Bob, qui se croisent et produisent ainsi un hasard du point de vue de chacune des deux personnes. Mais la rencontre était prévisible pour quelqu'un qui aurait une vue globale.(...) Mais qu'en était-il avant qu'Alice ne décide de se rendre au restaurant ? Si on admet qu'elle jouit de libre arbitre, alors avant qu'elle ne se décide, la rencontre était proprement imprévisible.(...)  La non-localité quantique ne permet pas la communication : rien ne va d'Alice à Bob, ni de Bob à Alice. Simplement – façon de parler –, un événement aléatoire se manifeste en plusieurs endroits, d'une façon non descriptible localement, donc d'une façon non locale.» L'Impensable Hasard, Nicolas Gisin

 

«Dans du continu homogène nous ne distinguerions rien.» Mais, «avec l'intellect apparaissent l'individuation et le langage. Sans individuation il n'y aurait pas de langage car le besoin n'en serait pas ressenti ; et en même temps le langage a pour raison d'être le désir d'annuler ou d'atténuer les effets de l'individuation en permettant aux entendements séparés de communiquer.» Alors, «pourquoi le Soi produit-il en lui l'intellect ?» De fait, «l’énigme des raisons de la production du monde à partir du Soi est l'inverse de celle de la volonté s'objectivant dans la représentation qui la nie (Schopenhauer), il faut admettre que cette production est inconsciente.» Il reste que «l’indépendance et la non-relativité au Soi du monde de la diversité sont une apparence (l'illusion causale).(...) Foncièrement il n'y a pas de pluralité d'intellects.» Autrement dit, «tant que chaque individu est un sujet pour lui-même et un objet pour les autres, aucune communication véritable n'a lieu, et les individus séparés sont des automates les uns pour les autres. En bref, l'individuation exclut l'intersubjectivité, mais le monisme la rend inutile (puisqu'il n'y a qu'un sujet).» Intuition et intuitionisme, Jean Largeaut

 

 

 

10 juillet 2019

5. Forme de vie et manière d'être

 

 

 

 

 

L'impératif perfectionniste

 

«Chez nous, créatures composées de carbone, les sentiments ont changé le cours de l'évolution. Mais ils ne l'ont réellement bouleversé qu'à un stade plus tardif, lorsque les sentiments ont été ajoutés à la perspective personnelle du sujet (et pris en compte par lui) et lorsqu'ils ont fini par compter à ses yeux. Ce n'est qu'à ce stade que les sentiments ont commencé à influencer l'imagination, le raisonnement et l'intelligence créatrice.(...) Lorsque les sentiments, qui décrivent l'état interne du vivant à un moment précis, sont "placés", voire "situés" au sein de la perspective actuelle de l'organisme dans son ensemble, alors la subjectivité émerge.(...) La subjectivité a conféré de nouvelles propriétés aux images, à l'esprit et aux sentiments, une impression de propriété attachée à l'organisme dans lequel ces phénomènes surviennent, l'impression que ces phénomènes appartiennent qu'à une seule entité, ce qui permet d'entrer dans le monde de l'individualité.(...) En un sens, pour le meilleur comme pour le pire, les sentiments (et l'intellect qu'ils ont mobilisé) ont libéré les humains de la tyrannie absolue des gènes – pour mieux les livrer au despotisme de l'homéostasie.» L'Ordre étrange des choses, Antonio Damasio

 

«La sensibilité individualiste (...) se détermine par réaction contre une réalité sociale à laquelle elle ne peut ou ne veut point se plier.(...) Fermé aux affections corporatives et solidaristes, l'individualiste reste accessible aux affections électives ; il est très capable d'amitié.(...) Le trait dominant de la sensibilité individualiste est en effet celui-ci : le sentiment de la "différence" humaine, de l'unicité des personnes. L'individualiste aime cette "différence" non seulement en soi, mais chez autrui.(...) La sensibilité sociale ou grégaire se complaît dans la banalité des traits ; elle aime qu'on soit "comme tout le monde".(...)  Ceux qui invoquent la philosophie solidariste sont, la plupart du temps, des personnalités absorbantes et autoritaires, des ambitieux à qui l'idée solidariste sert de prétexte pour étendre leur empire sur les autres volontés. Ces gens interdisent à l'individualiste l'isolement comme une immoralité.(...) L'individualiste fait résider toute sa valeur et tout son bien non dans ce qu'il possède, ni dans ce qu'il représente, mais dans ce qu'il est.» La sensibilité individualiste, Georges Palante

 

«Une longue époque a passé, pendant laquelle on se contenta de l’illusion d’avoir la vérité, sans jamais se demander sérieusement si l’on ne devrait pas être soi-même vrai pour posséder la vérité.» Car, «cet égoïsme, que Vous ne voulez pas vous avouer, que Vous vous dissimulez à vous-même, n’étant ni manifeste ni notoire et par conséquent inconscient, n’est pas de l’égoïsme, mais servitude, service et négation de soi.» Avec le protestantisme, «la servitude est devenue, comme la foi elle-même, plus intérieure.» Aussi, «le protestantisme tient-il pour sacré tout ce dont sa conscience ne peut se défaire et rien ne saurait mieux définir son caractère que le qualificatif de consciencieux.» Ainsi, «chez Hegel, apparaît (…) clairement quelle nostalgie des choses ressent précisément l’homme le plus cultivé et quelle horreur il a de toute “théorie creuse”. Il faut chez lui qu’à la pensée corresponde absolument la réalité (…). C’est ce qui a valu à son système d’être tenu pour le plus objectif, comme si la pensée et la chose y célébraient leur union, alors qu’il ne représentait justement que la suprême violence de la pensée, son plus grand despotisme et son pouvoir absolu, le triomphe de l’esprit et, avec lui, de la philosophieL'Unique et sa propriété, Max Stirner

 

«Aucune créature humaine ne survit ni ne subsiste sans la dépendance d'un environnement qui lui assure une assistance.» Or, «le refoulement de la dépendance, et, en particulier, de la forme sociale de la vulnérabilité à laquelle elle conduit, sert à établir une distinction entre ceux qui sont dépendants et ceux qui ne le sont pas.(...) Les raisons pour lesquelles telle ou telle personne ne sera pas pleurée, ou pour lesquelles il a déjà été établi qu'elle n'est pas digne d'être pleurée, sont qu'il n'y a pas actuellement de structure qui puisse soutenir une telle vie. Ce qui implique que selon les modèles de valeurs dominants, une telle vie se trouve dévaluée, et qu'on ne juge pas qu'elle soit digne d'être soutenue ou protégée en tant que vie.(...) Faut-il rechercher l'affirmation de soi dans des termes qui permettraient à ma vie d'être évaluée ou dois-je proposer une critique de l'ordre dominant des valeurs ? (...) Si je dois délibérer sur la meilleure vie à vivre, alors je dois supposer que la vie que j'essaie de mener peut être affirmée en tant que vie et que je peux l'affirmer comme telle à la première personne, quand bien même on ne pourrait pas l'affirmer comme telle de manière générale.» Qu'est-ce qu'une vie bonne ?, Judith Butler

 

«Le danger qui menace l'homme et que distillent certaines sagesses enseignées comme des dogmes lénifiants, c'est la fatigue de soi.(...) La lucidité qu'elles encouragent ne vise pas à susciter la prise d'initiatives sur le monde ni à éveiller le sentiment de la responsabilité grâce auquel on reconnaît la liberté humaine.» En effet, «le désir d'être pleinement conscient de ce qu'il vit n'implique pas forcément que le sage croie en la possibilité de modifier son destin.(...) Notre époque ne permet plus (...) ni à la démobilisation ni à la folie heureuse de nous délivrer des pesanteurs de la réalité, tant la tyrannie des technologies a envahi notre quotidien.» Dans ces conditions, «il peut être prudent d'en appeler à cette colère qui rétablit l'adversité, faute de laquelle la volonté et l'intelligence s'éteignent.(...) La sagesse n'a jamais paru autant subordonnée au pouvoir de dire "non".(...) Entre un monde qui n'attend de moi qu'admiration et acceptation et un monde qui me défie de vouloir l'impossible, mon choix est fait, qui ne paraîtra insensé qu'aux esprits empreints de la religiosité souvent dénoncée par Nietzsche.» La sagesse ordinaire, Jean-Michel Besnier

 

«Le monde n'existe pas. Selon cette proposition, Dieu ne peut pas exister non plus (...). Nous ne devrions pas nous laisser lier par quelque image traditionnelle du monde, qu'elle remonte à l'Antiquité ou à l'aube des temps modernes, et nous ne devrions pas prendre pour "vrai" ou "existant" ce que des autorités autoproclamées comme la "religion" ou la "science" ont approuvé.(...) L'évolution spirituelle de l'homme ne doit pas se réduire à la culture. L'esprit est encore autre chose que la culture. L'esprit c'est le sens pour le sens.(...) La religion naît de notre besoin de comprendre comment il peut y avoir du sens dans le monde.(...) Nous ne savons même pas qui nous sommes nous-mêmes, nous sommes en quête de cette identité.(...) Toute tentative de mettre un terme à cette quête par une réponse sommaire est une forme de superstition, ou reviendrait à se tromper soi-même.(...) C'est aussi pour cette raison que nous discutons sans cesse entre nous pour savoir qui nous voulons vraiment être, ou qui nous devons vraiment être. L'homme sait qu'il peut transformer son être et que c'est même là son devoir.» Pourquoi le monde n'existe pas, Markus Gabriel

 

«L'impératif absolu "Tu dois changer ta vie" se concrétise en un impératif ascétique ou perfectionniste: "Comporte-toi à tout moment de telle sorte que le récit de ton devenir puisse servir de schéma pour une histoire de perfectionnement généralisable !"» Car, «les petites forces humaines peuvent l'impossible pour peu qu'elles soient démultipliées par le chemin plus long de l'exercice.» Mais, «seules les natures joyeuses considèrent l'élévation (...) aux altitudes d'une "société" mondiale intégrée de manière opérationnelle comme un projet qui leur donne une nouvelle vitalité.(...) Les moins heureuses ont l'impression que l'être-dans-le-monde n'a encore jamais été aussi fatigant.(...) Dans la mesure où les hautes civilisations élèvent les prestations exceptionnelles au rang de conventions, elles produisent une tension pathogène», à laquelle les individus «ne peuvent plus répondre qu'en constituant un espace interne d'esquive et de simulation, et donc une "âme".» Toutefois, «cet intérieur ressemble plutôt à une inflammation chronique de la perception de soi, provoquée par une demande excessive.» La tentation est forte dès lors de «donner la primauté au divertissement et, pour le reste, compter sur la certitude que ce qui doit arriver arrivera.» Tu dois changer ta vie, Peter Sloterdijk

 

«La réflexion morale conçue comme réflexion conceptuelle, comme transformation des horizons conceptuels, exige une image perfectionniste du moi.(...) Ce qui relève d'un concept n'est pas seulement le résultat d'une certaine histoire des concepts, quelque chose que nous partagerions pour autant que nous sommes membres d'une certaine culture. C'est également quelque chose que nous pouvons modifier par notre réflexion, par une transformation de notre sensibilité.(...) La possibilité de conquérir à notre profit certaines articulations conceptuelles, de voir une circonstance sous une lumière particulière, est le fruit d'une discipline intérieure qui doit lutter contre les forces adverses du fantasme, du refus de la souffrance et du besoin de consolation.(...) Ce mouvement de transformation et de perfectionnement individuel est aussi le mouvement qui caractérise la vie des mots.(...) Le fait que les mots soient vécus indique qu'ils peuvent aussi mourir, que nous pouvons ne plus les vivre.» Manières d'être humain, Piergiorgio Donatelli

 

Tel est le «paradoxe de labsolu individuel, à la fois conquis en toute liberté et ne dépendant pas de la volonté des sujets particuliers. L’idée même d’un absolu individuel est, bien sûr, problématique: si chaque individu décide souverainement de ce qui dans sa vie sera absolu, n’est-on pas, alors, ramené à ce relativisme que l’on croyait fuir ? Il y a certes problème, mais il n’est pas insoluble: c’est qu’il ne s’agit jamais d’un choix arbitraire.(...) Autant une vie est indéterminée avant d’être vécue, quelles que soient les pesanteurs de l’hérédité, de la culture et de la société dans laquelle on naît, autant, une fois engagée, cette vie tend à devenir de plus en plus nécessaire, en donnant l’impression, quand elle est terminée, que son déroulement était inéluctable.(...) Chacun de nous fait la découverte de ce qui, tout en étant en lui, le déborde; de ce qui, tout en étant mis au jour par lui seul, peut être communiqué aux autres. Paradoxal ne signifie donc pas inexistant: c’est la présence de cet absolu individuel qui nous fait ressentir la différence entre une vie que nous qualifierons de “belle” ou de “riche de sens”, et une vie seulement ornée de réussites ou d’agréments.» Les Aventuriers de l’absolu, Tzvetan Todorov

 

«La sincérité consiste à dire ce qu'on pense, parfois même à faire ce qu'on dit ; l'authenticité à être ce qu'on est. C'est pourquoi elle est indissociable de l'idée d'accomplissement de soi, d'épanouissement de ses propres virtualités : elle exige que nous nous trouvions nous-même en nous soustrayant aux pressions du conformisme.» Or «l'idéal d'authenticité personnelle et le perfectionnisme moral qui l'accompagne se sont démocratisés (…) jusqu'à transcender la culture élitiste à laquelle ils appartenaient à l'origine.» De sorte que «en devenant notre forme de vie, l'impératif de vérité envers soi-même» aurait abouti à «une véritable "culture du narcissisme" et à son cortège de conséquences funestes : l'érosion des liens sociaux, le repli sur soi individualiste, l'hédonisme creux, la rivalité et l'envie généralisées, le culte de la performance, un relativisme moral à peu près total, un vide existentiel extrême» , liés «à une perte d'estime de soi et au sentiment de sa propre insuffisance.» Tout compte fait, «du "problème de l'authenticité", on pourrait dire alors ce que Wittgenstein affirmait des problèmes existentiels en général : "La solution au problème de la vie se remarque par la disparition de ce problème".» Être soi-même, Claude Romano

 

 

À l'article de la seconde nature

 

«[Classiquement,] le bien est à la fois motif et mobile de l'action (…). Les mobiles influencent, voire déterminent, agissent sur nos tendances, exercent une force d'attraction. Les motifs animent, suggèrent, ils peuvent être impérieux mais réclament notre consentement.(...) C'est l'idée qu'il y a, ou au moins qu'il devrait idéalement y avoir un lien entre la vertu (bien agir) et le bonheur (bien être).(...) [De fait,] si une force pouvait nous contraindre à agir dans le sens du bien, le bien aurait-il encore quelque signification morale ? Il désignerait le résultat inéluctable, le terme immanquable de nos actions (…). Le Bien n'a pas selon Kant à être recherché dans le contenu sensible de l'action.(...) On peut parler d'une "dématérialisation" du Bien.(...) [Par ailleurs,] si on affirme que la bonté (d'un comportement, d'une décision, d'une réalité) se réduit à la valeur de ses conséquences, alors on sera obligé de définir ce qu'est une "bonne" conséquence, et ainsi de suite.(...) La qualification de "bien" ne porte pas uniquement sur le contenu de l'action, ni sur ses seules conséquences, ni sur les intentions de l'agent, mais inclut ces trois paramètres.» Qu'est-ce que le bien, Paul Clavier

 

«Nous disons qu'il est nécessaire pour les plantes d'avoir de l'eau, pour les oiseaux de bâtir leur nid, pour les loups de chasser en meute et pour les lionnes d'apprendre à leurs lionceaux à tuer.(...) Et en dépit des énormes différences entre la vie des humains et la vie des plantes ou des animaux, nous pouvons voir que les qualités et les défauts humains sont reliés de façon similaire à ce que sont les êtres humains et à ce qu'ils font.(...) [Or,] agir conformément à des raisons est un mode d'opération fondamental chez les êtres humains. Cela fait aussi partie de la façon dont j'explique le caractère nécessairement pratique de la morale : elle sert à susciter l'action comme à l'empêcher parce que la compréhension des raisons est capable de faire cela.(...) Dire la vérité, tenir ses promesses ou aider un voisin est rationnel au même sens qu'est rationnelle une action par laquelle on se préserve soi-même.(...) Le bien dépend aussi de la poursuite attentive et intelligente de nombre d'autres fins particulières et, en général, du fait de satisfaire ses appétits et de suivre ses désirs.» Le Bien naturel, Philippa Foot

 

«Les préceptes qui prescrivent les vertus et proscrivent les vices nous apprennent comment (...) réaliser notre vraie nature et atteindre notre vraie fin. Les défier, c'est être insatisfait et incomplet, manquer ce bonheur rationnel qu'il nous appartient de poursuivre en tant qu'espèce.(...) Pour produire les biens internes qui sont leur récompense, les vertus doivent être exercées sans souci des conséquences.» Car ces biens «sont le résultat d'une compétition pour l'excellence, mais leur réalisation est un bien pour toute la communauté.» C'est pour cela que «celui qui parvient à l'excellence (…) prend plaisir à y parvenir et à l'activité déployée pour y parvenir.» En somme, «l'unité d'une vie humaine est l'unité d'une quête narrative.(...) Une quête nous apprend toujours ce que nous cherchons et ce que nous sommes.(...) La bonne vie pour l'homme est une vie passée à la recherche du bien pour l'homme, et les vertus nécessaires à cette recherche sont celles qui nous permettent de comprendre tout ce que la bonne vie pour l'homme peut être.» Après la vertu, Alasdair MacIntyre

 

«Dans le cas ordinaire de l'action intentionnelle, je ne "bouge pas mon corps" comme je pourrais bouger une pièce d'équipement, et je ne me rapporte pas non plus à mes attitudes comme à un mobilier mental à organiser.(...) Il est essentiel que la responsabilité spécifiquement en première personne envers son propre désir ne soit pas instrumentale.» Car en général, nous escomptons d’une personne, «parfois avec ardeur, qu'elle pense occuper une position où elle exprime ses sentiments et ses convictions, et ne se contente pas de donner sa meilleur opinion à leur sujet.(...) Même si la morale et la métaphysique insistent toutes deux pour que nous prenions un point de vue objectif sur nous-mêmes et que lorsque nous délibérons, chacun de nous se considère comme n'étant qu'une personne parmi d'autres, cette exigence n'est pas dépourvue d'ambiguïté.» En effet, d’un côté «je suis déchargé de ma responsabilité car je suis obligé d'exprimer ma "nature", et en même temps, je ne suis pas contraint par ma nature, car en en faisant ainsi l'objet de mon jugement, j'exprime ma liberté et ma distance à son égard.» Autorité et aliénation, Richard Moran

 

La conscience «aide à optimiser les réponses données aux conditions environnementales.(…) Il est ainsi devenu possible d'envisager l'avenir et de suspendre ou d'inhiber des réponses automatiques. Une gratification en suspens est un exemple de cette capacité évolutive nouvelle.» Ainsi, «en matière d'addiction aux drogues (...) pour réussir à dire non, il faut une longue préparation consciente.» Cela revient à décrire la volonté consciente comme le "marqueur somatique de l'autorité personnelle, une émotion qui certifie que le propriétaire de l'action est le soi" (Dan Wegner). «C'est la conscience humaine qui ouvre la possibilité de mettre en question ce qui est naturel. L'émergence de la conscience humaine est associée aux évolutions du cerveau, du comportement et de l'esprit qui ont fini par donner lieu à la création de la culture, nouveauté radicale dans le cours de l'histoire naturelle. L'apparition des neurones, qui ont permis la diversification du comportement et ont ouvert la voie à l'esprit, constitue un basculement dans cette grandiose trajectoire. Et celle de cerveaux conscients (…) ouvre la voie à une réaction rebelle quoique imparfaite aux diktats de la froide nature.» L’Autre Moi-Même, Antonio Damasio

 

«La raison est et ne doit être que l'esclave des passions et ne peut jamais prétendre à d'autre fonction que de les servir et leur obéir.(...) Selon que notre raisonnement varie, nos actions varient en conséquence. Mais il est évident dans ce cas que l'impulsion ne naît pas de la raison, mais qu'elle est seulement dirigée par elle.(...) Une passion doit s'accompagner d'un jugement faux pour être déraisonnable ; et même alors, ce n'est pas la passion qui est à proprement parler déraisonnable, mais le jugement.(...) Puisque, d'aucune façon, on ne peut déclarer une passion déraisonnable, sauf quand elle repose sur une fausse supposition ou quand elle choisit des moyens qui ne suffisent pas à la fin projetée, il est impossible que la raison et la passion puissent jamais s'opposer l'une à l'autre ou se disputer le gouvernement de la volonté et de l'action. Dans l'instant même où nous percevons la fausseté de la supposition ou l'insuffisance des moyens, nos passions le cèdent à notre raison sans aucune résistance. Je peux désirer un fruit, pensant que sa saveur est délicieuse ; mais si vous me convainquez de mon erreur, je cesse de le désirer.» Traité de la nature humaine, David Hume

 

«Les découvertes des sciences physiques n'effacent pas davantage du monde la vie, la sensibilité, la finalité ou l'intelligence que les règles de la grammaire n'effacent le style ou la logique de la prose. Il est certain que ces découvertes ne disent rien de la vie, de la sensibilité, de la finalité, mais les règles de la grammaire n'en disent pas davantage sur le style ou la logique.(...) La grammaire indique au lecteur que le verbe doit être au pluriel mais ne dit pas quel verbe sera employé.(...) Si les règles sont inaltérables, les jeux ne sont pas uniformes.(...) Il y a multitude d'occasions pour nous de manifester notre intelligence ou notre bêtise, de faire preuve de délibération ou d'exercer un choix.(...) Non seulement y a-t-il place pour l'intention là où tout est régi par les lois de la mécanique, mais il n'y aurait pas cette place si les choses n'étaient pas ainsi régies. La possibilité de prédire est une condition nécessaire à l'établissement de plans.(...) Les hommes ne sont pas des machines, pas même des machines dominées par l'esprit. Les hommes sont des hommes ; c'est là une tautologie qu'il est parfois bon de rappeler.» La notion d'esprit, Gilbert Ryle

 

Il faut considérer comme «une nécessité pour l'humain d'accéder à sa moindre cohérence.(…) Car la folie, l'ivresse gouvernent la sobriété, au sens où elles découvrent la primordialité d'une situation de dépendance.» Cela reflète une «procession initiale de la physique et de la chimie par rapport à l'imaginaire et au langage, hiérarchie entre l'ordre du besoin et l'ordre du désir, étayage de l'amour sur la faim.» On peut comprendre dès lors que «le mythe interdit donc, au moment transitionnel lié à son efficacité, toute substitution. Il en est de même dans l'état amoureux comme dans l'état transférentiel. La matrice substitutive n'est plus disponible une fois qu'amour et transfert sont installés.» Ayant pris la mesure de ce que la liberté a d’illusoire compte tenu des contraintes biologiques, il reste néanmoins à l’individu des possibilités de choisir, de changer et donc d’évoluer en s’exerçant à identifier le «passage par un moment éphémère qui permet une modification des coutumes et accoutumances.(…) C'est ce passage qu'il s'agit de trouver pour soi et pour l'autre.» Nous sommes tous dépendants, Pierre Lembeye

 

 

L'anti-Narcisse

 

«Il est possible qu’en fonction des conditions qui se présentent au cours de la vie de chacun, la persistance de certaines douleurs soit plus acceptable que celle du plaisir, si ce dernier est imprévu, trop intense ou mal intégré.(...) Si la disparition de certaines stimulations peut entraîner le plaisir – comme c’est le cas lorsque nous cessons de souffrir par exemple –, elle peut également constituer une source de douleur en soi, en ce sens que ces sensations auxquelles nous étions habitués s’étaient intégrées de telle sorte à notre schéma corporel, que leur disparition nous laisse désemparés.» Par ailleurs, certaines idéologies «privilégient l’utilité et les bienfaits de la souffrance plutôt que la recherche d’un plaisir qui n’engendrerait qu’égoïsme et désintérêt vis-à-vis du devoir.» Tandis que d'autres qualifiées d’hédonistes, «encouragent une recherche parfois effrénée du plaisir ou, au moins, à la suite d’Epicure, mettent le plaisir en exergue.» Quant au sado-masochisme, «il est indiscutable en pratique que la perversion (…) est sous-tendue par une difficulté à savourer le plaisir.» Douleur et plaisir, Abraham & Vlatkovic

 

«Échangeriez-vous votre vie réelle, marquée par des frustrations et des déceptions, des succès partiels et des rêves inaccomplis, contre une vie d'expériences désirables mais complètement artificielles, provoquées par des moyens chimiques ou mécaniques ?(...) Nous avons une certaine tendance à l'inertie. Nous ne voulons pas changer trop brutalement d'état, et c'est ce qui justifie la prédiction que nous refuserons la machine à expérience. Toutefois, selon le même modèle, si nous étions branchés sur la machine à expériences nous n'accepterions pas d'en sortir. Ce serait aussi un changement trop brutal qui contredirait notre tendance à l'inertie. L'astuce est d'avoir pensé à cette paire d'hypothèses, et surtout à la seconde qui, si elle était confirmée, prouverait que nous ne sommes pas du tout opposés par principe à vivre dans une machine à expériences.(...) Si nous refusons de nous brancher sur la machine à expériences, ce n'est pas parce que l'expérience compte moins que la réalité ou l'authenticité. C'est parce que nous changerions trop l'état dans lequel nous sommes actuellement.» L'influence de l'odeur des croissants chauds sur la bonté humaine, Ruwen Ogien

 

«Nous sommes tous des machines à survie pour le même type de réplicateurs (les molécules appelées ADN)». Toutefois, «nous, c’est-à-dire nos cerveaux, sommes suffisamment séparés et indépendants de nos gènes pour nous rebeller contre eux.(...) Nous devons enseigner à nos enfants à se comporter de manière altruiste car nous ne pouvons espérer que cette qualité fasse biologiquement partie deux-mêmes.» La culture représenterait le relais de la génétique par une autre sorte de réplicateurs, les mèmes, que N.K. Humphrey caractérise ainsi : «Lorsque vous plantez un mème fertile dans mon esprit, vous parasitez littéralement mon cerveau, le transformant ainsi en un véhicule destiné à propager le mème, exactement comme un virus peut parasiter le mécanisme génétique dune cellule hôte. Ce nest pas seulement une façon de parler. Le mème pour, par exemple, la croyance en la vie après la mortexiste physiquement à plusieurs millions dexemplaires, comme lest une structure dans le système nerveux humain.» Le gène égoïste, Richard Dawkins

 

«Être contraint à extérioriser le passé refoulé, et ce à maintes reprises, est une poussée plus irrésistible que la tendance au plaisir.(...) À chaque répétition, instruit par l'expérience, j'accrois mes connaissances, j'apprends à relativiser; et enfin je consolide mon identité parce qu'à force de répéter je confirme que je suis le même hier et aujourd'hui.» Cependant, ce «qui nous conduit à répéter la même manière d'aimer et de souffrir avec l'amour, la cause qui nous entraîne à revenir inlassablement sur le même type d'attachement affectif, cette cause, c'est le retour dans le présent d'une expérience précoce, fortement excitante et émotionnellement intense.» Or, ce "trauma" «est paradoxalement une drogue, et le traumatisé, un addict de cette drogue.(...) C'est à la fois une souffrance pour le moi conscient et un soulagement pour le ça inconscient.» Mais, grâce à «la reviviscence l'analysant se détache d'une jouissance toxique qui l'aliénait.» Pour cela il lui faut «simultanément ressentir et être conscient de ressentir, se dissocier entre celui qui revit le trauma et celui qui se voit revivre le trauma.» Alors, «le sujet apaisé accepte, voire aime l'inconscient qui le fait tel qu'il est.» L’inconscient, c'est la répétition, J.D. Nasio

 

«Les êtres humains sont conçus pour évaluer leur environnement social et, une fois qu'ils ont découvert ce qui impressionne l'entourage, ils le font.(...) Partout, les gens veulent éprouver de la fierté et non de la honte, inspirer le respect et non le mépris.(...) Ceux qui oublient de quêter l'approbation de leurs pairs sont qualifiés de sociopathes. Quant aux épithètes réservées aux autres qui, à l'inverse, recherchent l'estime avec ardeur – ceux qui font leur "autopromotion", les "arrivistes" –, elles ne font que révéler notre constitutionnel aveuglement : nous faisons tous notre autopromotion, nous sommes tous des arrivistes. Si certains sont gratifiés des épithètes en question, c'est qu'ils se sont montrés si efficaces qu'ils ont provoqué la jalousie, ou si maladroits que leurs efforts pour arriver sont devenus visibles.» Au fond, «les discours sociaux sensés conduire à la vérité – discours moraux, discours politiques et même parfois discours intellectuels – sont, à la lumière du darwinisme, de simples luttes pour le pouvoir.(…) Et cela contribue à nourrir un aspect central de la condition postmoderne : une forte incapacité à prendre les choses au sérieux.» L'animal moral, Robert Wright

 

«Dans nos sociétés, la boussole morale est depuis longtemps incrustée dans les systèmes religieux, tant et si bien qu'on a fini par croire que la morale était le produit des religions, et qu'en dehors de ces dernières les bas instincts animaux nous conduisaient vers de mauvais comportements. Or, l'éthologie, l'étude du comportement animal, nous montre une chose simple : le sens moral préexiste au sens religieux.(...) [Le] modèle darwinien prévoit [en effet] que les idées possédant une forte valeur sélective, c'est-à-dire celles qui améliorent la capacité d'une lignée à survivre, auront tendance à devenir des inclinations naturelles, des injonctions intuitives... c'est-à-dire des codes moraux.(...) Partout, les religions confisquent le domaine de la morale. Ce domaine de l'ordre de l'intuitif, de l'indicible, de l'émotif, qui structure notre vision du monde, nous est si précieux que toute atteinte à son égard est vécue comme une injure personnelle. Quoi d'anormal à ce que la théorie de l'évolution, qui ébranle (…) les murs du système religieux, produise une réaction forte de la part de ceux qui voient en elle (par erreur) la sape des fondements de leur moralité ?» L'ironie de l'évolution, Thomas C. Durand

 

«La justice semble plutôt bénéficier aux autres, et travailler au désavantage de celui qui est juste.(...) Nous supposerons qu'un athée pur et dur demande "pourquoi devrais-je être juste ?".(…) Sommes-nous prêts à répondre "Pour ce qui est de vous seul, vous vous porteriez mieux en étant injuste, mais il est important pour nous autres que vous soyez juste" ?(...) Même si la pratique de la justice pouvait en général être comprise comme émanant d'une bienveillance universelle,(...) il est indéniable que bien des gens n'ont pas ce désir.(...) Un millier de fortes personnalités pourront dire qu'on ne leur a donné aucune raison de pratiquer la justice, et bien plus pourraient en dire autant s'ils n'étaient trop timides ou trop stupides pour remettre en question le code de conduite qu'on leur a appris.(...) Probablement l'heureux homme injuste est-il censé être (...) un menteur et un acteur très habile, déguisant la plus totale injustice sous l'apparence de la justice (...) même aux yeux de ses proches.(...) [Mais] le prix de sa vigilance serait exorbitant.(...) Les choses étant ce qu'elles sont, la supposition que l'injustice est plus profitable que la justice est très douteuse, même si, comme la lâcheté ou l'intempérance, il puisse lui arriver à l'occasion d'être profitable.» Les croyances morales, Philippa Foot

 

«Le devoir-faire dépend du désir.(...) Les gens approuvent la monogamie parce qu'ils participent au mode de vie monogame ; et non : ils participent au mode de vie monogame parce qu'ils approuvent la monogamie.(...) Les jugements moraux ordinaires comportent une prétention à l'objectivité, une supposition selon laquelle il existe des valeurs objectives justement au sens auquel je m'efforce de les rejeter.(...) Cette supposition a été incorporée aux significations de base, conventionnelles, des termes moraux.(...) La revendication d'objectivité, bien qu'incrustée dans notre langage et notre pensée, ne se valide pas d'elle-même. Elle peut et elle devrait être mise en question. Cependant, le rejet des valeurs objectives devra être mis en avant, non pas en tant que résultat d'une approche analytique, mais comme une "théorie de l'erreur", une théorie selon laquelle bien que la plupart des gens en faisant des jugements moraux prétendent implicitement, entre autres, se référer à quelque chose d'objectivement prescriptif, ces revendications sont fausses.» La subjectivité des valeurs, John Machie

 

Tandis que Platon représente «l'homme mauvais comme victime d'une compulsion, un déchet peu enviable», pour Aristote, «cet homme a une mauvaise conception de ses intérêts.» D'un autre côté, «nombre de personnes sont détestables parce qu'elles sont malheureuses», alors que «certains qui ne sont pas détestables mais s'efforcent d'être généreux et de satisfaire l'intérêt d'autrui sont malheureux», sans doute «victimes d'une suspension de l'affirmation de soi.» Est remarquable surtout le cas du «personnage qui est assez détestable, pas du tout malheureux mais dangereusement florissant, selon tous les critères éthologiques de l'apparence externe, l'œil clair et le poil brillant. Pour ceux qui veulent fonder la vie éthique sur la santé psychologique, l'existence de semblables personnages cause un réel problème.» En définitive, «parvenu au temps de la réflexion mature, je suis ce que je suis devenu, et ma réflexion, même si elle concerne mes dispositions, doit simultanément les exprimer.(...) Vu de l'extérieur, ce point de vue appartient à une personne en qui les dispositions éthiques acquises sont plus profondément ancrées que d'autres désirs et préférences.» L'éthique et les limites de la philosophie, Bernard Williams

 

 

Du point de vue schizoïde

 

«Le sujet, chez Kant, constitue son expérience par ses formes a priori, et la nature toute entière.(...) Nous ne connaissons la réalité que pour autant qu'elle nous apparaît à travers le temps, l'espace, la causalité.(...) Ce sujet ne connaît jamais, non seulement la chose en soi, mais aussi la pure moralité. L'acte libre, par lequel seul il atteint la réalité nouménale, il peut certes l'accomplir, mais jamais le constater.(...) La philosophie de Kant se tient pour ainsi dire sur une crête de la condition humaine.(...) La tentation est forte de se laisser glisser, à partir de cette crête, sur l'un ou l'autre versant.(...) Sur l'un de ces versants, les penseurs venus après Kant en sont venus à exclure les noumènes.(...) Du moment qu'on ne les rencontre jamais dans l'expérience, ils n'ont pour nous aucune réalité.(...) La seule connaissance légitime est expérimentale.(...) Sur le plan moral, il ne s'agit plus que de rechercher l'utile. Le succès engendre la valeur.(...) [A contrario,] quand les penseurs d'après Kant se laissèrent glisser sur [le] deuxième versant, ils s'attribuèrent, en tant que sujets, précisément ce que Kant leur refusait, à savoir la connaissance et la maîtrise de la réalité nouménale. C'était là, selon Kant, s'égarer dans le fantastique.» L'étonnement philosophique, Jeanne Hersch

 

«Le rejet de l'anthropomorphisme par la science a abouti à une situation paradoxale, où l'homme se retrouve seul avec lui-même.(...) La seule ressource qui lui reste, pour prévenir l'angoisse qui monte, est de se transformer à son tour en objet.(...) Pour ce faire, le sujet a été mis de côté, avec l'espoir que peu à peu il se fondrait dans l'ensemble.(...) Le neuronal, censé tout expliquer, procède lui-même d'une projection du psychisme sur la matière. [Certes,] la matière conditionne la pensée, mais ce conditionnement est relatif à la pensée qui le reconnaît.(...) En allant jusqu'à admettre qu'on parvienne à rendre compte du comportement des êtres humains de façon à pouvoir les assimiler à des machines, on ne pourrait d'ailleurs toujours pas dire qu'on est soi-même une machine.(...) Certains vont jusqu'à prétendre que la conscience (...) est un phénomène récent, presque historique, dont l'existence pourrait également s'avérer provisoire.(...) Ce n'est pas que (...) l'angoisse aurait trouvé un remède, c'est que son support même aurait cessé d'exister.(...) La science achevée, qui ferait coïncider la pensée avec l'action tout en la soumettant à la fatalité de la matière, transformerait l'homme en marionnette divine.» Itinéraire de l'égarement, Olivier Rey

 

«J'ai emprunté à Husserl le terme de "responsabilité de soi" pour décrire ce que Locke partage avec Descartes (...) et qui touche à la manière dont la raison désengagée moderne s'est opposée à l'autorité.(...) La liberté est difficile ; il est difficile de s'en remettre à soi pour suivre sa propre démarche de pensée.(...) Je crois que le thème moderne de la dignité de la personne humaine (…) procède de cette intériorisation.(...) [Dans le même temps,] nous devons objectiver le monde, y compris notre propre corps, et cela signifie qu'il faut en arriver à les considérer de manière mécaniste et fonctionnelle, à la façon d'un observateur extérieur désengagé.(...) C'est l'image d'un être humain d'un point de vue qui appartient complètement à la troisième personne. Le paradoxe est que ce point de vue austère se rattache au fait d'accorder un rôle essentiel à la position de la première personne ou plutôt qu'il se fonde sur ce fait.(...) Ce moi qui émane de l'objectivation et du détachement de notre nature donnée ne peut s'identifier à rien de ce donné.(...) L'objectivité radicale n'est intelligible et possible que par la subjectivité radicale.» Les sources du moi, Charles Taylor

 

«Nous pouvons dire que la sociologie et la psychologie sont des sciences de niveau supérieur et la chimie et la physique des sciences de niveau inférieur. Les ennuis commencent quand les philosophes introduisent des niveaux de réalité qui correspondent aux niveaux pris en ce sens.(...) Pour ajouter la conscience, Dieu aurait besoin d'ajouter de nouvelles lois fondamentales de la nature. Ces lois de la nature fonderaient l'émergence de la conscience sur des processus physiques non conscients.(...) Lorsque tout cela est assemblé, le résultat apparaît tristement ad hoc.» Dans le même ordre d'idée, «la distinction entre objectif et subjectif est l'expression d'une tentative malheureuse de saisir la distinction entre le fait d'être dans un état donné de conscience et le fait d'observer (simplement) cet état.(...) C'est traiter imprudemment ensemble épistémologie et ontologie.(...) Vous pouvez réfléchir à vos états de conscience, mais une réflexion comme celle-là n'est pas requise pour la conscience de la conscience ordinaire.» Du point de vue ontologique, John Heil

 

«La dissonance cognitive peut être considérée comme une condition préalable entraînant une action visant à sa réduction, tout comme la faim entraîne une action visant à la satisfaire.(...) Un individu ne pouvant tolérer qu'un faible niveau de dissonance serait, probablement, incapable de l'assumer et se démènerait pour l'éliminer.(...) Si une telle personne, pour qui celle-ci est particulièrement difficile à supporter, cherche à éviter son apparition, on s'attendrait à ce qu'elle cherche à éviter de prendre des décisions, voire qu'elle devienne incapable d'en prendre.(...) Pour éviter toute dissonance post-décisionnelle, certaines personnes adoptent des positions de manière automatique, sans aucune action de leur part. Elles optent parfois pour un rôle passif vis-à-vis de l'environnement.(...) Une décision a été adoptée, mais la personne n'y a pris aucune part. Il lui sera alors possible d'éviter en partie une dissonance post-décisionnelle en invalidant sans délai ce qui a été décidé.» Une théorie de la dissonnance cognitive, Leon Festinger

 

«Les opérations sociales de l'esprit humain, par exemple promettre, contracter, conclure une alliance, peuvent être analysées en une composition d'opérations solitaires de l'esprit.» Or, forcément, «nos solitaires auraient des relations intersubjectives.(…) Rien n'interdit de leur donner également des capacités de sympathie et d'empathie. La seule chose que nous leur refusons est la communication intentionnelle.» En effet, «si je déclare mon opinion, alors il me suffit de l'énoncer, je n'ai pas à l'attribuer à qui que ce soit. C'est à vous qu'il reviendra de me l'attribuer.(...) En disant "je pense", je m'exprime comme si les pensées qui me viennent étaient réellement mes pensées, comme si elles étaient attribuables à un moi, c'est-à-dire un sujet pensant en moi.» Mais, «ce que je ne peux pas faire, c'est penser à la fois qu'il pleut et que ce que je pense est faux, donc que j'ai tort de le penser.» Dès lors, «je sais bien que telle histoire n'est pas vraie (je n'y crois pas), mais quand même j'agis comme quelqu'un qui y croit. C'est la formule par laquelle Mannoni a subtilement saisi les situations dans lesquelles le sujet des croyances se montre divisé.» Le parler de soi, Vincent Descombes

 

«On répugne à penser qu'en matière de désir, les adultes se conduisent comme des enfants, surtout dans un monde aussi individualiste que le nôtre (...). Nous avons beau hautement revendiquer l'inaliénable propriété de nos désirs, nous nous imitons les uns les autres non moins furieusement que les enfants, sauf que, à la différence des enfants, nous sommes honteux d'imiter et tentons de le cacher.(...) Quand on emprunte les désirs de ceux qu'on admire, on se trouve contraint de jouer le jeu mortellement sérieux de la rivalité mimétique. Perdre, c'est voir ses modèles contrecarrer ses désirs et se sentir d'autant plus rejeté et humilié qu'on les admire. Mais leur victoire confirmant leur supériorité, on les admire plus que jamais, si bien que le désir s'intensifie. À mesure que la confiance accordée aux modèles diminue, diminue la confiance en soi, d'où un sentiment de frustration qui s'aiguise avec le temps : nous finissons par transformer tous les modèles en rivaux et en obstacles avant de convertir automatiquement, par l'effet d'une logique perverse qui accélère le processus, les obstacles en modèles. Nous voilà devenus, si j'ose dire, des maniaques de l'obstacle, incapables de désirer en l'absence d'un modèle-obstacle.» La voix méconnue du réel, René Girard

 

«L'homme immoral au gré de Nietzsche n'est pas seulement un ennemi, généralement déguisé, du réel ; il est d'abord un ennemi (...), un bourreau de soi-même. D'où la critique nietzschéenne du remords.(...) Le vicieux selon Nietzsche est un souffrant dans l'exacte mesure où reste en souffrance l'acte qu'il aimerait accomplir. Il ne suffit donc pas de dire qu'il est l'homme du ressentiment, l'homme "réactif", capable non d'action mais seulement de réaction ; il faut encore ajouter que toute la réaction dont il est capable est impuissante à se constituer en acte, et que dans cette impuissance réside son principal motif de souffrance et de haine.(...) C'est pourquoi la négativité la plus profonde est traquée par Nietzsche non dans les expressions du non mais dans les expressions suspectes du oui, – soit dans les discours moral, métaphysique et ontologique, qui opposent respectivement le souci d'un bien à la jouissance de toute bonne chose, le souci d'une essence générale à la jouissance de toute chose singulière, le souci d'un être à la jouissance de toute chose existante. Autant de faux oui, aux yeux de Nietzsche, qui trahissent le non qu'ils n'ont pas pu ou osé prononcer.» notes sur Nietzsche, Clément Rosset

 

«Comprendre qu'il n'y a pas de but, ni d'idée qui vaille qu'on se sacrifie pour elle, ni de saint auquel se vouer, est l'une des conditions d'accès à la vie bonne.(...) Il n'y a rien de mieux à espérer que ce qui s'offre ici et maintenant.» Aussi «débarrassons-nous au plus vite de l'opinion selon laquelle il nous incomberait de faire des choix.» Car, lorsque «nous nous efforçons de trancher sans délai, que nous nous sentons sommés de prendre parti, la chose est douloureuse et tout se passe comme si nous nous privions d'une potentialité, comme si nous annulions l'une de nos puissances d'agir, autrement dit, comme si nous nous divisions.» On peut y voir «une conséquence de la propagation dans le grand public d'une philosophie de l'existence qui n'est pas très éloignée de celle de Foucault, centrée sur l’idée qu'il faut prendre soin de soi et agir constamment selon un idéal de perfection.» Mais, «une fois que nous avons neutralisé le poison des idéologies, des fausses croyances et des grandes idées vagues,(...) nous devenons capables de moduler notre comportement selon nos tendances et les événements extérieurs; notre désir se coule naturellement dans le monde.» Comment vivre lorsqu'on ne croit en rien ?, Alexandre Lacroix

 

 

Sur la voie d'un cœur léger

 

«L'équilibre psychique, condition essentielle du bonheur et de l'optimisme, est d'une valeur inestimable pour le bien-être de la communauté et de l'individu. Seulement nous en sommes privés autant qu'il nous est infiniment précieux.(...) Le doute, première conséquence de la faiblesse psychique, constitue le facteur propre de la formation des obsessions. Ayant d'abord pour fonction de remplir des exigences pressantes de sécurité, il finit par engager l'affectivité et la pensée dans la voie indissociable de l'automatisme et de l'intensité pathologiques, en établissant la domination d'une fatalité purement obsessionnelle. Le sujet se trouve à redouter non pas le danger présent et objectif, mais juste le danger possible, subjectif, si minimes qu'en soient les chances. Il s'épuise, se tourmente comme si cela le met réellement à l'abri du danger redouté et lui en neutralise les conséquences.(...) Ainsi, la névrose ne se forme pas à notre insu pour en subir plus tard les conséquences, bien au contraire c'est à partir de la conscience que s'entame le développement névrotique de la personnalité. L'inconscient tout seul se montre incapable de nous communiquer des recettes pathologiques indépendamment de notre participation.» Origine et nature de la névrose, Georges Abi Agaeb

 

«Je définirais l'exercice spirituel comme une pratique volontaire, personnelle, destinée à opérer une transformation de l'individu.(...) Les stoïciens disaient toujours : il faut penser que la mort est imminente ; mais c'était moins pour se préparer à la mort que pour découvrir le sérieux de la vie.(...) Le souci de soi consiste à prendre conscience de ce qu'on est réellement, c'est-à-dire finalement de notre identité avec la raison.(...) À partir du moment où on essaie de se soumettre à la raison, on est presque nécessairement obligé de renoncer à l'égoïsme.(...) Il faut que la bonté soit un instinct : on doit faire le bien comme l'abeille fait son miel et ne cherche rien de plus.(...) Chaque moment présent peut donc être un moment de bonheur, qu'il soit plaisir d'exister ou joie de bien faire.(...) C'est cela que j'appelle la conscience cosmique.(...) On ne produit pas à volonté ce frisson sacré, mais, dans les rares occasions où il nous saisit, il ne faut pas chercher à s'y soustraire, parce qu'il nous faut avoir le courage d'affronter l'indicible mystère de l'existence.» La Philosophie comme manière de vivre, Pierre Hadot

 

La psychologie d'Aristote «définit les critères de l'acte consenti, compris non pas comme l'acte dont le principe serait la volonté, mais comme ce qui peut être attribué à un agent.(...) Le consentement, absent du principe de l'action, refait surface dans sa considération rétrospective.» Au contraire pour les stoïciens, «en consentant, je dis oui au Tout, je m'inscris dans ce Tout. Je me recentre sur moi-même, et en même temps, je me fonds dans l'immensité de l'univers.(...) Je ne suis ni mon corps, ni même mon souffle vital (pneuma), mais mon moi est dans le principe directeur, la raison.» Pour autant, «l'attitude volontariste consistant à croire en son indépendance revient à vivre comme un étranger dans le monde.(...) Et c'est en se révoltant contre l'ordre du monde ou en espérant pouvoir contrôler intégralement ce qui nous arrive que nous sommes emportés contre notre gré par le Destin.(...) La punition de ceux qui n'acceptent pas les choses est d'être précisément comme ils sont, soit mécontents et malheureux.» Car, «je ne consens que parce que je comprends.» Perspectives antiques sur la philosophie du consentement, L. Monteils-Lang

 

«Spinoza ne nie pas qu'il existe une forme de dualité en nous, mais celle-ci ne se situe pas, comme le pensaient Descartes et les moralistes chrétiens, entre le corps et l'esprit, entre la raison et les passions, mais entre la joie et la tristesse.(...) La joie est l'affect fondamental qui accompagne toute augmentation de notre puissance d'agir, comme la tristesse est l'affect fondamental qui accompagne toute diminution de notre puissance d'agir. L'objectif de l'éthique spinoziste consiste, dès lors, à organiser sa vie grâce à la raison pour diminuer la tristesse et augmenter la joie jusqu'à la béatitude suprême.(...) La liberté s'oppose à la contrainte, mais non à la nécessité.(...) Cette conception rejoint celle de l'hindouisme et du bouddhisme, qui affirment le même déterminisme cosmique et la même possibilité d'atteindre la joie parfaite, à travers une connaissance véritable qui procure la libération.(...) Cette saisie intuitive nous procure la plus grande félicité, la joie la plus parfaite, car elle nous fait entrer en résonance avec l'univers entier.» Le miracle Spinoza, Frédéric Lenoir

 

«Il n'est de joie que folle.(...) Car elle consiste en une folie qui permet paradoxalement – et est la seule à le permettre – d'éviter toutes les autres folies, de préserver de l'existence névrotique et du mensonge permanent. À ce titre elle constitue la grande et unique règle du "savoir-vivre".(...) La joie constitue la force par excellence, ne serait-ce que dans la mesure où elle dispense précisément de l'espoir, – la force majeure en comparaison de laquelle toute espérance apparaît comme dérisoire, substitutive, équivalant à un succédané et à un produit de remplacement.(...) Affirmer le caractère névrotique de l'espérance peut certes sembler paradoxal : puisqu'on tient généralement celle-ci pour une vertu, c'est-à-dire une force. Pourtant il n'est pas de force plus douteuse que l'espérance.(...) Car il n'est guère de souci de mieux-vivre, surtout lorsque celui-ci prend le pas sur toute autre attention prêtée à l'existence, qui ne soit l'expression directe, ou à peine voilée, de cette incapacité à vivre tout court à laquelle se résume l'essentiel du dérangement mental.» La Force majeure, Clément Rosset

 

«Goethe est convaincu que l'aspiration à l'inconditionné, à la totale liberté de la volonté est nuisible à l'action humaine.» Il évite cet écueil «grâce à un stratagème qu'il pratique souvent, en confiant cette soif de l'illimité à l'un de ses personnages (...) : ayant objectivé ainsi ce sentiment, il peut prendre ses distances avec lui.» De même, «si Goethe ne se suicide pas, ce n'est pas parce qu'il a élaboré un bon raisonnement ; c'est que, ayant tenté le geste, il n'y arrive pas : son désir de vivre est trop fort. Mais, une fois ce constat formulé, il choisit de mettre sa réflexion en accord avec son être, et renonce donc aux rêveries morbides. Il y parvient en se voyant comme du dehors : un jeune homme qui, tous les soirs en se couchant, fait une tentative de suicide mais ne se décide pas à verser la moindre goutte de sang ! Il y a là de quoi rire : le rire naît en effet de ce regard porté sur soi de l'extérieur.(...) Il ne s'agit pas de se ménager une évasion dans un monde plus agréable que celui où nous habitons, mais de s'élever au-dessus de sa propre expérience, de la voir comme à travers les yeux d'un autre et d'inscrire ainsi son destin dans la marche du monde.» Un profil de Goethe, Tzvetan Todorov

 

C'est «le pouvoir de connaître la gratitude qui doit apporter le bonheur et nous délivrer de la rancune et de l'envie.(...) Lorsque l'amour peut être suffisamment rapproché de la haine et de l'envie (...) ces affects deviennent supportables et diminuent d'intensité.» En particuliers, «l'angoisse, qui correspond à la crainte de détruire l'objet aimé par des sentiments hostiles, décroît lorsque ces sentiments sont mieux reconnus et se trouvent intégrés à la personnalité.» Mais, «rares sont ceux qui, suffisamment tolérants, peuvent supporter une accusation – même implicite – qui chercherait d'une certaine façon à les rendre coupables.» En revanche, «le monde extérieur réagit de façon très différente lorsque l'angoisse de persécution se fait moins intense et que la projection, en attribuant aux autres des sentiments bienveillants, ouvre la voie à la sympathie.» En effet, «il faut pouvoir ressentir la joie pour être capable de cette résignation qui permet de prendre plaisir à ce qui est effectivement disponible.(...) Celui qui peut se réjouir généreusement de la créativité et du bonheur des autres ne souffre pas des tourments de l'envie, de la revendication et de la persécution.» Envie et gratitude, Mélanie Klein

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